Après Varlamov et La Fin du cuivre, l’artiste breton Georges Peignard nous enchante avec Fugitive, un roman graphique mystérieux, d’une beauté silencieuse, aussi intense que personnel, publié le 13 janvier 2022 aux éditions Le Tripode…
Georges Peignard est un de ces artistes prolifiques dont nous apprécions particulièrement le travail à la rédaction. Après Varlamov en 2019 et La Fin du cuivre en 2020, il livre un troisième ovni graphique dans la lignée des deux précédents, Fugitive, paru aux éditions Le Tripode.
S’éloignant des instantanés sculptés sur un fond uni que l’on avait découvert dans La Fin du cuivre, le lecteur, ou contemplateur, retrouve le style hachuré et gratté qu’il avait laissé à la fin de Varlamov.
Inspiré de la série Le Fugitif (1963-1967) qui a marqué son enfance, Fugitive convoque l’esthétique des films noirs américains des années 50 de par les couleurs utilisées et le dynamisme du récit, le découpage de l’action. Les images des personnages particulièrement, comme les scènes dans la voiture, ne sont pas sans rappeler les plans des productions de l’époque, dans la composition et le traitement du cadre. « La série a d’abord été diffusée en noir et blanc, la couleur n’est venue qu’après, vers le début des années 80 », se rappelle l’artiste. « La dramaturgie de la série n’était pas aussi sophistiquée que le travail cinématographique en noir et blanc des films des années 50, mais il y avait forcément des échos à la qualité du noir et blanc et à la façon dont ce cinéma américain a pu construire et créer des plans, situer les corps. C’est tout une grammaire de l’image avec laquelle j’ai grandi. » Georges Peignard sculpte ainsi des visages, des corps et des paysages, et nous guide dans un nouveau monde graphique, issu d’un temps passé.
Flirtant avec les codes de la bande-dessinée, Georges Peignard a ce talent de savoir écrire une histoire avec des images, toutes aussi puissantes les unes que les autres. Toujours silencieuses, les pleines pages côtoient celles divisées en trois ou quatre cases dans un esprit graphique à mi-chemin entre le roman photo, tant le réalisme des figures est saisissante, et la BD. Cependant, dans une volonté de faire évoluer son travail, Fugitive s’ouvre sur une nouveauté. Le silence des images laisse une place nouvelle à l’écriture. Dans les premières pages, l’auteur révèlent d’abord ce qui semble être des souvenirs enfouis, des bouts de pensée transmis avec humilité au lecteur, observateur de son travail. « Les images ont une dimension ouverte, elles permettent à chacun de circuler dans un récit, de se l’approprier, mais j’ai voulu montrer quels étaient les déclencheurs de la construction de ce livre, sans que cela devienne une explication. »
De nature pudique, il a toujours préféré les images au texte, mais cette fois-ci il a choisi de se livrer plus intensément. Et nul besoin d’explications pour comprendre que Fugitive est sa production la plus personnelle. L’écriture s’en fait le témoin. « Les deux précédents ont également des clés cachées, mais pour une fois, je n’ai pas voulu soustraire cette clé. » Les pages au fond noir nous plonge dans l’esprit de l’auteur, dans les méandres de sa mémoire avant de rencontrer le personnage principal. Qui est cet homme en fuite continuelle ? A-t-il existé ou est-il imaginaire ? En la figure du fugitif, celui qu’il guette, qu’il recherche n’est autre que son père. « C’est la quête personnelle d’une vie, d’un rapport à un parent. C’était une façon, par la fiction, de me reconnecter à lui », se confie-t-il. « J’espère que le lecteur trouvera une façon de se connecter au récit, ou du moins à la personne qu’il souhaitera, à travers cette figure. »
S’inscrivant dans la continuité d’un travail de recherche en perpétuelle évolution, l’ouvrage est animé par la trace d’une mémoire, celle d’un père, mais aussi du XXe siècle. Ce siècle qui a vu naître ses grands-parents, ses parents et lui-même. Georges Peignard se révèle le porte-parole d’une génération qui a traversé cette centaine d’années, difficile par bien des aspects. « Ce siècle n’a pas été facile, lourd de conflits, d’une forme de violence de l’histoire qui est tombée sur des êtres qui l’ont traversée. Ce sont des échos que l’on retrouvait dans les mémoires personnelles de chacun.e, des personnes qui ont amené avec eux des non-dits. » Ne dresse-t-il pas alors le portrait d’un siècle à travers la figure métaphorique de son père ? Le portrait d’impressions et de sentiments ressentis également. « La vie de mon père s’est sans doute suspendue à 20 ans, à la Seconde Guerre mondiale. Toute ma vie, je l’ai entendu raconter des histoires, des faits comme si tout ce qui s’était passé après, dont mon existence, n’avait pas été présent. »
À l’instar de la maison dans Varlamov, l’image du cercle à répétition cristallise cette question du temps, ou plutôt ce temps qui tourne en boucle sans jamais avancer. Des rails qui font un tour sur eux-mêmes, un trou dans le mur ou dans un sac, une lune, une horloge ou montre à gousset, l’utilisation de cette forme particulière renvoie à une temporalité figée, comme si l’on tournait en rond. Des détails, qu’on ne dévoilera pas bien entendu, sont dissimulés ci-et-là et appuie ce constat : quand trauma il y a, le temps se suspend à des endroits et a un peu plus de mal à se dilater… Fugitive est une fuite, une course contre la montre dans un monde sans temporalité. Une fuite pour sa liberté peut-être ?
La forme circulaire renvoie au temps, mais évoque également le domaine de l’esprit. Il est certain que Georges Peignard s’immisce une nouvelle fois dans le nôtre et dans cette mémoire qui, parfois, nous joue des tours et nous ramène à des événements, des moments.
Cette nouvelle aventure éditoriale a conduit l’artiste vers de nouveaux horizons, hors des sentiers battus. Son nouveau projet consacre beaucoup de place aux textes. Avec l’écriture de ses première lignes, Georges Peignard révèle une fragilité et lève un peu le masque de sa réserve. « Écrire n’est pas à voir comme un aboutissement dans ma création, mais plutôt une confiance en soi nouvelle qui fait qu’écrire c’est dire des choses avec une autre sensibilité que les images, une autre pudeur. Cette liberté-là c’est Frédéric Martin, l’éditeur du Tripode, qui me la donne au quotidien », conclut-il.
Fugitive, roman graphique de Georges Peignard. 128 pages. Prix: 25,00 € Parution le 13 janvier 2022. Éditions Le Tripode.
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