En référence à 53 jours, le titre du dernier roman inachevé de Georges Perec, les éditions l’Œil Ébloui proposent une nouvelle collection : Dire son Perec en 53 livres de 53 pages par 53 artistes, un parcours collectif multiforme, un cheminement proposé à 53 artistes et écrivains pour porter un regard personnel sur la vie et l’œuvre de l’écrivain.
Aussi fulgurant que certain météore à vie brève, disons Rimbaud, ainsi nous apparaît, quarante-deux ans après sa mort, Georges Perec, qu’un beau jour de 1965 l’éditeur Maurice Nadeau invita à sa table pour nous faire découvrir cet ovni à la traînée lumineuse, Les Choses. Un rien, un tout. Un prix Renaudot, tout de même. Un inventaire, une accumulation de mots, je me souviens, je me souviens, et puis ceci et puis cela : tout un monde – le nôtre et son piètre encombrement d’objets et de fanfreluches – explosait entre les pages de ce court récit. Suivi de tant d’autres, tout aussi éclairants, du Petit vélo à guidon chromé au fond de la cour à La Disparition, de W ou le Souvenir d’enfance aux Récits d’Ellis Island qui servirent de Mode d’emploi à La Vie. Guide lumineux, comment s’étonner que l’astéroïde 2817, découvert en 1982, l’année de sa « disparition », ait reçu pour nom « astéroïde Perec » ? En vérité, Perec, inscrit pour l’éternité dans le ciel, est désormais pour nous, modestes « écriveurs » (AOC Jaques Abeille), une étoile polaire.
Et voilà que paraissent, le 3 mars de cette année, autrement chiffré le 5 3 2024, 4 fascicules d’une collection intitulée L’œil ébloui qui annonce comme programme de publication périodique : Dire son Perec en 53 livres de 53 pages par 53 artistes. Où saute aux yeux la date emblématique du 5 mars (5 3) comme pierre angulaire de cet ambitieux édifice scripturaire.
Tout commence, au premier temps, par une émission radiophonique (France-culture, 1981, émission Mi-fugue mi-raisin produite par Bertrand Jérôme) où Jacques Bens, membre actif de l’Oulipo, où fut naguère coopté Perec (en 1967), convie ce dernier à converser et disserter sur le thème éminemment oulipien : « 50 choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir ». Et c’est justement le titre de ce premier fascicule de la collection, le « 01/53 », qui retranscrit cette version radiophonique accompagnée des tapuscrits originaux. On ne s’étonnera pas des souhaits de l’auteur de La Disparition – incroyable tour de force qui consista à écrire un long roman sans jamais utiliser la lettre « e » –, qui, hésitant sur les îles Kerguelen, choisit finalement l’île Tristan da Cunha parce qu’elle ne comprend pas de « e » ! Le reste est accumulatif, comme tout ce qu’a pu écrire Georges Perec, dont le métier formateur et fondateur – documentaliste, certes, étayé par son épouse bibliothécaire – s’inscrivit dans la sociologie de l’objet. De là, ces énumération sans fin, ces zigzags de mots, ces célèbres grilles de mots croisés sans case noire ou presque, ces incongrus palindromes et jouissifs anagrammes – à l’« Avida Dollars » d’André Breton, qualifiant Salvador Dalí, correspond le « Va Dalila dors » de Julio Cortázar, et nous sommes là en bonne compagnie. Sans parler de l’impasse infinie des « Je me souviens… » que tout un chacun est invité à prolonger en y mettant du sien.
Au deuxième temps d’édition, Trajet Perec, l’éditeur prend la parole et c’est l’appel pressant de Thierry Bodin-Hullin :
« J’aimerais bien que l’on me propose une histoire, une rencontre, un témoignage, une lecture, une interprétation, un souvenir, un clin d’œil, un dialogue, un poème, un très long poème, du son, de l’image, des dessins, une bande dessinée, des fragments de vie, un roman, une critique, un hommage, une broderie, un collage, un jeu, du théâtre, une entrevue, du désordre, des mots et des lignes qui se croisent, une invention, une invitation à lire. »
Et justement l’écrivain François Bon, traducteur émerveillé de Lovecraft et du Bartleby de Melville, et auteur prolixe dont on retiendra, entre cent autres, Tous les mots sont adultes, Autoroute ou comment rater la sortie d’un livre qu’on voulait d’aventure !, Quoi faire de son chien mort ? , sa biographie des Rolling Stones, ou son site d’écriture en ligne Remue.net et Publie.net. Et qui nous donne ici « Un Perec fragile pour mieux le rejoindre » qu’il intitule L’espace commence ainsi. On reconnaîtra là le clin d’œil à Perec lui-même qui publia Espèces d’espace, un essai chez Galilée en 1974. Et cet espace qu’il déchiffre en 53 pages commence et finit, évidemment, sur des mots. Nous sommes bien dans le sillage de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, tel que créé par Raymond Queneau en 1960 – avec son coup d’éclat que furent ses Cent mille milliards de poèmes – dont les membres, voulant explorer toutes les potentialités du langage, sont, ainsi qu’ils se plaisent à dire, des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ». François Bon est dans cet « Espace littéraire » comme un poisson dans l’eau, convoquant ici Lewis Carroll, là Paul Éluard et Henri Michaux, et même celui qu’il appelle Parcel Mroust ! Au passage, il rend hommage à Maurice Nadeau, l’éditeur de Perec. On retiendra, pour finir (et nous ne pouvons nous étendre davantage sur ce récit profus et attachant), qu’il partage avec Georges Perec cette « injonction obscure de replier l’écriture sur sa propre nécessité intérieure, sa fonction la plus vitale (voire, de survie) ». D’où ce récit de géographie intérieure et de bon pain.
Reste le quatrième volume de cette première livraison, Permutation, signé de Yokna, qui est le nom de l’agence regroupant trois dessinateurs, Thierry Fétiveau, Clément Le Priol et Benjamin Reverdy, qui ont réalisé ce qu’ils appellent « une infinité de variations à partir d’un même lieu », ce lieu étant ici la lettre même. Nous offrant un exercice typographique de haute voltige qui ne manquera pas de séduire tous les amateurs d’art. Ainsi chacune des cinq voyelles est soumise à trois formes typographiques, permutant de façon automatique. Que de poésie retrouvée dans ces « Glyphes » et telle « Esperluette », voire dans la graphie de l’« Arobase » dont nous ne pouvons désormais nous passer !
Il est bon pour finir d’annoncer le programme à venir, et voilà les trois prochains titres, tous d’éclatantes plumes :
5.- Une seule lettre vous manque, de Claro
6.- Lier les lieux, élargir l’espace, d’Anne Savelli
7.- Terminus provisoire, d’Antonin Crenn
Ainsi donc, la lumière vient de Nantes et cet étal de lettres ludiques ne peut que nous éblouir.
Dire son Perec en 53 livres de 53 pages par 53 artistes, collection des éditions de l’Œil ébloui.
50 choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir, Jacques Bens & Georges Perec. N° 01/53. Parution : mars 2024 53 pages. 12€.
Trajet Perec, Thierry Bodin-Hullin. N° 02/53. Parution : mars 2024. 53 pages. 12€.
L’espace commence ainsi, François Bon. N° 03/53. Parution : mars 2024. 53 pages. 12€.
Permutation, Yokna. N° 04/53. Parution : mars 2024. 53 pages. 12€.
Le moins qu’on puisse dire au sujet de Perec et de Queneau, c’est que non contents de ne jamais céder jamais à la facilité, ils se complurent au contraire à multiplier les obstacles et les embûches, comme pour voir s’ils parviendraient à en venir à bout.