À Brescia, dans le nord de l’Italie, les nuits ont désormais leur légende. Elle ne s’écrit pas en couleurs vives sur les murs, mais dans l’effacement. Ghost Pitùr, “le peintre fantôme” en dialecte brescian, arpente les rues armé d’un simple rouleau et d’un pot de peinture claire. Là où d’autres couchent des tags sauvages ou des fresques éphémères, lui choisit la soustraction : il recouvre, nettoie, redonne aux façades leur nudité originelle.
Imbianchino le jour, fantôme la nuit
Derrière ce pseudonyme qui fait sourire – contraction d’anglais et de dialecte local – se cache un homme bien réel. D’après la presse italienne (Corriere Brescia, Il Giorno, La Repubblica), il serait peintre en bâtiment le jour, un “imbianchino” anonyme, avant de se transformer, une fois la nuit tombée, en paladin de la propreté urbaine. Ses interventions ne sont pas commandées par la mairie : il agit seul, bénévolement, sans autorisation. Mais chaque vidéo qu’il publie sur Instagram et TikTok attire des dizaines de milliers de vues, renforçant son statut de héros ordinaire.

Un manifeste par le vide
“Ordine, decoro, pulizia, sembrano parole un po’ fasciste. Io però ne faccio un discorso di rispetto. Si tratta di un atto di amore urbano”, explique-t-il au Corriere Brescia. Pas question pour lui de brandir un discours d’ordre moral ou répressif. Il se revendique au contraire d’un acte d’amour pour sa ville, d’une esthétique du respect. Dans une époque où l’art de rue s’exprime le plus souvent par l’ajout, Ghost Pitùr invente une poétique de l’effacement. En supprimant, il crée ; en effaçant, il attire l’attention. Le mur restauré devient l’œuvre.
Une célébrité numérique
Sur Instagram, son compte @ghostpitur enchaîne les vidéos accélérées : on le voit masqué, rouleau en main, recouvrant méthodiquement les signatures de bombes aérosols. Chacune de ses publications est saluée par des milliers de “likes” et de commentaires, certains le qualifiant de “super-héros”, d’autres s’interrogeant sur le caractère subversif ou légal de son geste. Reddit et X (ex-Twitter) bruissent de débats : est-il un vigilante qui impose sa vision de la ville, ou un artiste qui renouvelle le langage urbain ?
Duel esthétique : entre effacement et expression
Le conflit que suscite Ghost Pitùr s’inscrit dans une vieille querelle urbaine. D’un côté, les graffeurs défendent le mur comme terrain d’expression libre, un espace de contestation face à la ville aseptisée. De l’autre, Ghost Pitùr revendique la propreté et le respect comme valeurs créatives, une manière d’offrir à nouveau le silence visuel là où règnent les signatures répétitives.
“Le tag, ce n’est pas seulement salir : c’est marquer une présence, dire j’existe”, affirment de nombreux graffeurs, qui voient dans le rouleau blanc du fantôme une négation de leur langage. Le graffiti, né dans les métropoles américaines dans les années 1970, est une culture codée, avec ses hiérarchies, ses styles et ses rivalités. Le simple “buff” (le passage du rouleau effaceur) fait partie de cette histoire, mais il est d’ordinaire le fait des municipalités, pas d’un individu masqué qui en fait une performance virale.
Ghost Pitùr, lui, inverse le geste : il ne nettoie pas seulement, il met en scène l’acte de nettoyage. Là où le graffeur pose son blaze pour exister, lui efface pour exister. L’un recouvre pour s’exprimer, l’autre recouvre pour libérer. Deux logiques contraires, mais qui s’affrontent sur la même toile : les murs de la ville.
Qui possède les murs de la ville ?
Le conflit autour de Ghost Pitùr révèle une question plus vaste et ancienne : la propriété symbolique des murs urbains.
Depuis des décennies, la rue est un champ de bataille visuel. Les publicités géantes colonisent les façades, les panneaux d’affichage prolifèrent, les institutions culturelles elles-mêmes recouvrent les murs de posters pour attirer le regard. Le graffiti, né dans le New York des années 1970, s’est justement imposé comme contre-attaque visuelle face à cet envahissement marchand : inscrire un nom, un dessin, une revendication là où la ville impose ses codes et ses marques.
Avec le temps, ce qui était transgression est devenu culture reconnue : Banksy, JR ou Blu sont exposés dans des musées, des festivals de street art fleurissent dans les capitales, et certaines municipalités commandent même des fresques murales monumentales. Ce processus a donné naissance à une institutionnalisation de l’art urbain, souvent critiquée par les graffeurs “purs” qui continuent à voir le tag sauvage comme la seule pratique authentique.
Dans ce contexte, Ghost Pitùr apparaît comme une nouvelle figure : ni autorité municipale, ni artiste commandité, il agit seul, la nuit, en effaceur passionné. Ses vidéos mettent en scène une autre esthétique : celle du mur rendu à sa neutralité, du vide comme manifeste. Là où la publicité ou le graffiti s’imposent par le remplissage, il affirme l’effacement comme un droit, presque comme une contre-protestation.
La confrontation prend donc une dimension politique :
- Les graffeurs rappellent que leurs tags sont une manière de s’approprier un espace public saturé d’images commerciales.
- Ghost Pitùr affirme que cet espace peut aussi exister par le silence visuel, par la restauration d’une surface nue.
Cette tension raconte, au fond, une même chose : la ville est un palimpseste où chacun – marques, institutions, artistes, habitants – tente d’inscrire son récit. Ghost Pitùr n’efface pas seulement des graffitis : il met en lumière la bataille contemporaine pour l’imaginaire urbain.
Ghost Pitùr, ou la poétique de l’effacement
Le geste de Ghost Pitùr trouve un écho inattendu chez certains penseurs. Walter Benjamin, dans ses réflexions sur l’auraet la trace, rappelait que chaque marque laissée sur une surface — un graffiti, une affiche, une tache — inscrit un fragment de vie dans la matière. Effacer, c’est alors tenter de rendre à la ville son innocence, mais c’est aussi produire une nouvelle trace paradoxale : celle de l’effacement lui-même. Ghost Pitùr devient ainsi l’auteur d’une aura inversée, une mémoire par le vide.
Michel de Certeau, dans L’invention du quotidien, décrivait la ville comme un lieu de pratiques multiples, où les habitants inventent sans cesse des détournements, des “braconnages” d’espace. Les graffeurs en sont une incarnation : ils détournent les murs pour écrire leur présence. Ghost Pitùr, à sa manière, fait partie du même jeu — mais en choisissant la soustraction comme ruse. Il propose une autre manière d’habiter l’espace, en restaurant le silence visuel là où règne le bruit graphique.
Peut-être est-ce là la clé de son succès viral : dans une époque saturée de signes, d’images et de slogans, l’effacement devient une œuvre en soi, une respiration. Ghost Pitùr, “fantôme-peintre” de Brescia, n’est pas seulement un nettoyeur : il est l’artiste invisible d’une philosophie urbaine où le rien est aussi parlant que le plein.
