À Goudelin (Côtes-d’Armor), depuis plus de deux ans, un individu frappe la nuit aux portes et aux volets de plusieurs habitantes, puis disparaît avant d’être intercepté. Les témoignages convergent. Les cibles sont majoritairement des femmes vivant seules, souvent âgées, sur un périmètre restreint autour du lotissement de Kernilien. Il n’y a pas d’effraction rapportée, pas de vol, pas de message. Il y a un bruit répété, et l’impossibilité de le faire cesser.
Ce fait divers intrigue parce qu’il paraît “léger” au plan matériel — quelques coups dans la nuit — et pourtant il devient “lourd” au plan humain : insomnie, hypervigilance, repli, sentiment de domicile violé sans que la porte soit ouverte. C’est précisément cette dissymétrie qui le rend exemplaire : nous sommes face à une violence minimale capable de produire une maximalisation du récit, du soupçon et de la nuit. Autrement dit : un fait divers sériel, forme ancienne et récurrente de la peur villageoise.
Dès le XIXe siècle, la presse locale, les procès-verbaux et les registres de gendarmerie mentionnent des affaires de passages nocturnes répétés : coups frappés aux portes, volets secoués, silhouettes aperçues puis perdues dans l’obscurité. Souvent, faute d’indices, ces dossiers s’étiolent ; parfois, ils se dissolvent dans la rumeur ; parfois encore, ils s’achèvent par une identification tardive. Mais leur structure se répète : faible matérialité, fort impact.
Trois précédents : l’« affaire des Piqueurs » (1819), qui mêle agressions mineures, panique collective et emballement médiatique ; l’Angleterre victorienne et la figure de « Spring-Heeled Jack » où récits de visites nocturnes et de poursuites alimentent une peur durable ; et, au XXe siècle, une multitude de dossiers locaux de “rôdeurs” ou de “troubles nocturnes” qui reposent sur la même logique : peu de matérialité, beaucoup d’effet, et une communauté divisée entre incrédulité diurne et vigilance nocturne.
XIXe siècle : les “frappeurs” des campagnes
Dans la France rurale du XIXe siècle, de nombreux récits judiciaires et journalistiques évoquent des rôdeurs — parfois mêlés, dans l’imaginaire local, à des figures de “frappements” inexpliqués. Le vocabulaire varie selon les régions, mais l’effet est comparable : les coups nocturnes deviennent des signaux, des menaces, des tests de frontière. Et, très souvent, les maisons les plus vulnérables — isolées, tenues par des veuves, habitées par des femmes âgées — sont celles sur lesquelles se fixe la série. Ce n’est pas que les communautés “croyaient au surnaturel” par naïveté, c’est que la répétition, sans explication, force la fabrication de récits. Quand la preuve manque, l’interprétation prolifère. Et plus l’acte est petit, plus il laisse d’espace au soupçon.
XXe siècle : la rationalisation policière, le même noyau
Au XXe siècle, le vocabulaire se rationalise : on parle moins d’“esprits” et davantage de troubles, de rôdeurs, puis de harcèlement. Mais la grammaire reste identique : répétition nocturne, connaissance fine des lieux, difficulté à constituer la preuve, et une peur qui se propage plus vite que les faits eux-mêmes.
On retrouve ce paradoxe dans de nombreux récits policiers et journalistiques du XXe siècle : pas d’objectif matériel, mais un objectif d’état — installer une domination symbolique, désorganiser, faire douter, épuiser. La violence n’est pas un “coup”, c’est une méthode.
Le point fixe, dans ces séries, c’est la nuit. Elle efface les visages, rend la preuve rare, amplifie les perceptions. Elle transforme un geste trivial en menace totale parce qu’elle touche au lieu même où l’on devrait être invulnérable : la maison. Le seuil devient une scène. La porte devient un instrument. On n’a pas besoin d’entrer pour faire effraction au plan psychique.
Goudelin, maximalisation du récit et du soupçon
Ce qui rend Goudelin particulièrement exemplaire, c’est l’écart entre la petitesse de l’acte et la grandeur de ses conséquences. La série impose un rythme : on n’attend plus “s’il va venir”, on attend “quand il viendra”. La question “qui ?” s’étend à “qui sait ? qui ment ? qui se tait ?”. Le village se retrouve avec deux réalités simultanées : celle, diurne, des routines ; et celle, nocturne, d’une attention surchauffée.
À ce stade, la série produit une seconde onde : la crédibilité. Comme souvent dans ce type d’affaires, les premières victimes ont pu être renvoyées à l’idée qu’elles “exagèrent”. Or cette mise en doute ajoute une violence sociale à la violence nocturne. Dans un fait divers sériel, être crue devient une condition de survie au plan moral.
On dit parfois, à tort, qu’il “ne se passe rien” dans ces histoires. Rien à voler, rien à casser, rien à photographier clairement. Mais il se passe l’essentiel : un monde ordinaire perd sa neutralité. Le sommeil devient un terrain. La porte n’est plus une protection, c’est un point faible. Le fait divers sériel est une violence pauvre en preuves et riche en effets ; une violence de seuil, et c’est pour cela qu’elle traverse si bien le temps.
