L’Orient fascine les artistes occidentaux depuis la fin du XVIIIe siècle. En parallèle et dans cette veine, il y a dans l’histoire artistique bretonne une longue habitude des miroirs lointains. Plusieurs artistes de la région ont regardé vers l’Asie — et singulièrement vers le Japon — tels que Géo-Fourier afin d’y puiser une leçon de composition, de vide, de rythme, parfois même un art de vivre. Le japonisme a durablement marqué les regards, les cadrages, les silences de la peinture bretonne moderne.
Mais le mouvement inverse est plus rare. En l’espèce, un peintre chinois, pétri de pensée taoïste et de tradition lettrée, traverse la France et s’attarde longuement en Bretagne, non en touriste, mais en praticien exigeant du paysage. Avec He Yifu, voyage d’un peintre chinois en Bretagne, beau livre reparu aux Éditions Ouest-France, c’est précisément ce renversement du regard qui s’opère. La Bretagne y est revisitée par une peinture du souffle et de l’intervalle où chaque lieu devient l’occasion d’éprouver l’accord fragile entre le monde visible et ce qui, en lui, demeure impalpable.
Né en 1952 à Kunming, dans la province du Yunnan, et décédé à Rennes en 2008, He Yifu a parcouru la Bretagne pendant plusieurs années, du milieu des années 1990 au début des années 2000. L’ouvrage rassemble peintures, lavis, aquarelles et textes, dans ce qui tient plus de l’atelier portatif que du simple carnet de voyage.
Le parcours est parlant par sa variété, avec des hauts lieux patrimoniaux — Carnac, Pont-Aven, Quimper, le Mont-Saint-Michel — des motifs plus humbles et quotidiens — des artichauts, un postier breton — puis l’achèvement naturel par les îles, comme si la Bretagne, pour être comprise, devait être conduite jusqu’à sa frange la plus nue — Ouessant, Belle-Île. Ce n’est pas une carte postale, plutôt une suite d’épreuves au sens noble du terme, un apprentissage patient par le regard.

Le shan shui en Armorique : “montagne et eau” sur papier breton
Le point le plus captivant tient à la manière. He Yifu transpose en Bretagne la tradition millénaire du shanshui — littéralement “montagne et eau”. On pourrait croire cette cosmologie inadaptée à une terre d’estran, de granit et de vent ; elle s’y révèle au contraire pertinente. La Bretagne est elle aussi un théâtre d’éléments. L’eau y sculpte et y efface, le rocher y est mémoire et résistance, la brume y invente des seuils.
Dans ce langage pictural, l’enjeu n’est jamais d’imiter un site, mais d’en saisir le souffle… l’intervalle entre deux masses, la respiration d’un horizon, la tension entre le plein et le vide. L’encre ne colle pas au réel, elle l’écoute. Et c’est sans doute pourquoi cette peinture rend la Bretagne avec une telle intensité. Parce que la région met en scène l’instabilité même du visible — nuages rapides, lumière rasante, grains, clairières soudaines, marées puissantes.

Le paradoxe du livre réside là. En passant par une tradition chinoise, innervée par la voie du Tao te king de Lao Tseu, la Bretagne redevient étrange. Non pas exotique, mais neuve, spirituelle sans être religieuse. Le lecteur reconnaît tout — et, en même temps, redécouvre. Carnac cesse d’être un “site” pour redevenir un champ de forces. Les artichauts quittent l’anecdote pour devenir une énergie végétale. Le postier breton n’est pas pittoresque, il est présence, densité, figure silencieuse élevée à la dignité de sujet.
C’est ici que le parallèle avec la vague japonisante prend toute sa valeur. Là où le japonisme a appris à de nombreux artistes occidentaux à simplifier sans appauvrir et à faire confiance au vide, He Yifu n’emprunte pas. Il revient à un langage déjà constitué, mais l’expose à une autre géographie, donc à d’autres lumières, d’autres humidités, d’autres vitesses atmosphériques. Le résultat n’est ni une Bretagne “chinoise”, ni une Chine “bretonne”, mais un troisième espace, celui du regard en traduction, d’un déplacement intérieur, lost in translation.
A cet endroit, on sent des correspondances nettes avec Géo-Fourier. Même goût du décadrage, même art de l’épure, même confiance accordée au vide. Là où Fourier a laissé l’estampe japonaise alléger la Bretagne, He Yifu laisse le lavis et le shanshui lui rendre son souffle. Deux langages, une même évidence : le paysage n’est pas un décor, c’est une pensée qui s’écrit.
La Bretagne de He Yifu évoque aussi Henry Moret. Non par la technique, mais par une même attention à l’instable saisis que sont les ciels rapides, brumes, lumières mouvantes, mer jamais identique, toujours renouvelée. Là où Henry Moret cherche la vibration par la touche et la couleur, He Yifu la trouve par la réserve, le lavis et le vide. Deux écritures différentes, une même intuition – le paysage n’est jamais un état, mais un passage.
Enfin, plus surprenant, certaines images évoquent Hugo Pratt. Même primat du trait sur la couleur, même usage du vide, mêmes figures-silhouettes suspendues hors récit explicite. Comme chez Hugo Pratt, le dessin ne raconte pas une histoire, il en suggère la possibilité. Chez He Yifu, la Bretagne devient ainsi un territoire de passage, méditatif, où le lavis joue le rôle que l’aquarelle jouait chez Pratt – ouvrir l’image au silence et à l’imaginaire.

Réduire l’ouvrage à ses seules reproductions serait une erreur. He Yifu est peintre-calligraphe. Le texte, chez lui, n’est pas commentaire mais geste parallèle. La calligraphie ne décrit pas l’image ; elle la prolonge, la ralentit, l’ouvre à la méditation. On feuillette alors un livre où mots et lavis relèvent d’un même régime de suggestion, de condensation, de précision, sans lourdeur.
La sagesse taoïste affleure naturellement, sans jamais se poser en doctrine. Regarder longtemps. Laisser venir. Accepter qu’un paysage ne se livre pas tout entier, et que c’est précisément ce reste — ce qui échappe — qui le rend habitable. Et voilà qu’un voyage immobile ravive en nous des sensations anciennes — l’enfance près de la mer, l’odeur des embruns, le vent, les tempêtes, la douceur changeante de la lumière.
Un motif revient avec insistance, celui de la sensation simultanée de familiarité et d’étrangeté. Les lieux sont reconnus, parfois aimés de longue date, mais apparaissent désautomatisés, comme recouverts d’un voile de lenteur.

Deux réserves, sans entamer la force de l’ensemble
Le lecteur regrettera le recours à un papier insuffisamment épais et trop blanc, un rendu d’impression qui aurait pu mieux servir la profondeur et la respiration des lavis. C’est sans doute le principal bémol d’un ouvrage où la matérialité de l’objet joue un rôle essentiel dans l’expérience du regard.
Ensuite, d’aucuns pourront percevoir le choix de lieux emblématiques comme un rapport trop “touristique” à la France, en l’occurence la Bretagne. Il est vrai que plusieurs représentations de sites s’inscrivent dans une iconographie déjà abondante. Toutefois, lorsqu’on appartient à une culture éloignée, ce passage par les lieux réputés tient souvent lieu de grammaire d’entrée. Ces lieux le sont rarement sans raison. Ils offrent des repères, des seuils à partir desquels peut s’opérer un véritable travail de transposition sensible. He Yifu ne s’y arrête pas ; il s’en sert pour dépasser la carte postale et atteindre – à quelques moments – une forme de méditation universelle du paysage.
En refermant He Yifu, voyage d’un peintre chinois en Bretagne, le lecteur appréciera cette délicate sensation d’une Bretagne non seulement représentée, mais méditée. Comme si, par la main d’un peintre venu du Yunnan, l’Armorique affirme encore autrement son visage de légende concrète — une terre de seuils, d’eaux, de roches et, peut-être, d’esprits, de différents types. A chacun les siens.

La note de lecture d’Unidivers de He Yifu
★★★★☆ (4/5)
Un beau livre à la fois sensible et exigeant, qui crée une passerelle entre deux traditions sans jamais forcer le trait. Seul bémol : la qualité du papier, qui aurait mérité un rendu supérieur et moins blanc afin de mieux servir la profondeur des lavis.
Fiche technique
Titre : He Yifu, voyage d’un peintre chinois en Bretagne
Auteur : He Yifu
Éditeur : Éditions Ouest-France
Parution : fin octobre 2025
Format : beau livre relié
Langue : français
Prix public indicatif : 39 €




