En 2010, Héctor Abad Faciolince, écrivain colombien né à Medellín en 1958, publiait un livre bouleversant, L’Oubli que nous serons (El olvido que seremos, traduit par Albert Bensoussan), qui retraçait son aventure familiale, en particulier le sort tragique fait à son père, médecin et universitaire éclairé, profondément humaniste, assassiné par les rebelles colombiens du FARC (les forces armées révolutionnaires de Colombie). En 2016, le romancier nous a donné à lire un second opus, La Secrète (traduit – par Albert Bensoussan également – de La Oculta paru en version originale en 2015). Un roman magnifique.
Le titre peut laisser penser qu’il désigne une héroïne de roman. Il est vrai que La Secrète est, d’une certaine manière, le personnage central d’une histoire familiale, sauf que le mot désigne en l’occurrence une finca (une propriété rurale, ndlr) nichée au milieu des champs de caféiers en bordure de la dense forêt de la région d’Antioquia, commune proche de Medellín. Cette finca est héritée depuis plusieurs générations d’une seule et même lignée, celle des Abadi, juifs convertis et colons arrivés sur les terres colombiennes à la fin du XIXè siècle.
Abadi, Abad : le lien anthroponymique et autobiographique est vite fait. La Secrète, Héctor Abad le dit lui-même, pourrait être l’image de sa propre histoire familiale tant les personnes qu’il met en scène ressemblent, avec plus ou moins de fidélité et de transparence, à celles qui ont constitué le cercle de ses proches. « La fiction est presque toujours la copie de la réalité, en l’exagérant ou en dissimulant ce qui s’est vraiment produit, ce qui fait que toutes les généalogies sont compliquées et qu’on ne comprend jamais bien qui est le fils de qui » écrit Héctor Abad vers la fin du roman.
«Se souvenir, c’est comme prendre dans ses bras les fantômes qui nous ont permis de vivre ici.»
La Secrète est une forme de roman-choral : trois voix se croisent, qui déroulent, chacune à leur façon, leur histoire particulière, et commune, et leur attachement à une vieille propriété familiale. Ces voix sont celles d’Antonio, d’Eva et de Pilar, les enfants d’Anita, la mère, femme courageuse et obstinée, qui vient de mourir quand commence le roman, et de Cobo, le père, médecin, disparu quinze ans auparavant, homme de compassion, proche des pauvres. Le texte d’Héctor Abad débute dans la tristesse et la tendresse infinies d’Antonio, inconsolable de la disparition de sa maman. Le roman se terminera dans la même tonalité, douce et désespérée, du chagrin de Pilar, la sœur aînée, accablée du spectacle du domaine familial anéanti par les bulldozers de la toute neuve folie immobilière qui bouleverse les paysages. D’une époque cupide, aussi, et matérialiste qui n’est plus la sienne. Entre eux deux, Eva, l’autre sœur, jeune fille et femme libre, éloignée des liens traditionnels du mariage autant que de l’attachement viscéral de son frère et sa sœur à ce coin de terre de Colombie colonisé par les ancêtres.
Ces voix porteront trois visions bien différentes sur la Secrète. Antonio, musicien et homosexuel, partira à New York pour vivre de sa musique, fuir l’homophobie de son pays et vivre en couple avec Jon, un jeune et splendide artiste noir américain, « aussi beau nu qu’habillé », baignant dans le milieu de l’art contemporain de la métropole américaine. Jon sera loin de partager le lien très fort de son compagnon avec la Secrète. Car Antonio, le citadin new-yorkais expatrié, ne peut jamais très longtemps se priver des senteurs envoûtantes et du charme coloré de la campagne et de la forêt d’Antioquia, ni de sa famille souvent regroupée au sein du domaine, cette « planche de salut de naufragés à la dérive ».
Eva aura une vie sentimentale libre mais agitée, à travers trois hommes successifs au moins, dont l’un deviendra même Président de la République, qu’elle fuira, effrayée par sa rudesse et son machisme. La jeune femme voudra se séparer de la Secrète, qui faillit faire son malheur et la tuer. Une nuit, les « Musiciens » (ironique et cruelle appellation désignant une des bandes de narcotrafiquants, guérilleros ou paramilitaires « la haine en marche », plongeant le pays depuis des décennies, au nom d’un idéal révolutionnaire dévoyé, entre horreur et terreur) viennent mettre le feu à la Secrète. Eva échappera à l’incendie et se dérobera aux bandits venus l’éliminer, dans une fuite éperdue au milieu de la nuit opaque, à travers lac et forêt.
Pilar, la sœur aînée, mariée dès la sortie de l’adolescence au doux Alberto, est la solide et fidèle gardienne des lieux depuis son enfance, comme le fut Anita. Vendre la Secrète signifierait pour elle la disparition d’un domaine qui a rassemblé les énergies et figuré l’idéal de ceux qui ont su et pu mettre en valeur courageusement une terre à coloniser et à partager entre tous, riches et moins riches. Elle se résoudra malgré tout à vendre le domaine, sur la pression de son frère et de sa sœur, et surtout des bâtisseurs d’un tout autre genre : les invasives entreprises immobilières promettant l’argent qui lui fait tant défaut à présent pour maintenir dans la famille la propriété, « qui était si belle il y a trente ans », et pour continuer de vivre, tout simplement.
Héctor Abad signe là un roman magnifique au travers duquel il nous livre beaucoup de l’histoire, violente et sauvage, de la Colombie, tout autant qu’une poignante histoire intime, avec cette tendre et triste vision d’un monde essentiel et fragile, humain et familial, que ses acteurs voient irrémédiablement disparaître.