Sous des apparences de BD d’anticipation, Chaubard et Hayman nous livrent un drame intime placé sous le signe du vieillissement, de la perte du désir. Esthétiquement superbe.
Trente huit pages. Trente huit, c’est le nombre de feuillets silencieux avant que n’apparaissent les premiers mots dans une case. Trente huit pages magnifiques qui racontent peu pourtant, mais qui s’approchent peut-être de ce que l’on appelle la poésie. Les mots se forment tout seuls dans la tête du lecteur. Ils sont propres à chacun, mais appellent à une forme d’ailleurs. Elles sont simples ces feuilles. Un homme sur un site touristique prend un taxi pour rentrer chez lui. Il observe les touristes autour de lui. Une femme dans sa maison se déshabille pour prendre un bain dans sa piscine. Elle se regarde dans un miroir et observe son vieillissement. L’employée de maison plonge dans la mer pour ramasser des coquillages. Elle pense à son mari disparu. Trois personnages taiseux, mais rêveurs qui ont pour point commun la même maison comme lieu de vie et un mont enneigé (le Mont Fuji ?) comme décor. Un mari japonais, Edo, une épouse française, Hélène, et une employée de maison. Seul indice temporel une stèle qui donne une date : nous sommes après 2155.
Aussi, lorsque l’on passe à la page 39, on craint la rupture du silence, comme lors d’une cérémonie religieuse quand la parole revenue casse le moment de recueillement. Il faut bien pourtant en apprendre plus. Il faut une histoire. Et le choc est brutal. C’est Hélène qui, au moment du coucher, va briser le mur en rappelant à son mari les rêveries d’un conte érotique de leur jeunesse. Le silence initial prend son sens, celui de l’usure du temps, du souvenir de l’amour, des caresses et du désir. Le briser, c’est l’envie de redonner toute sa place à la passion quitte à faire appel à un androïde, clone d’Hélène mais lisse, sans la petite ride sous les yeux, ce signe de l’âge qui change tout.
Presque identique physiquement, l’IAH (intelligence artificielle humanisée) répond au désir des humains qu’elle devine. Son arrivée va bouleverser les codes, les sentiments, et remettre en cause des années d’épousailles dans le contexte politique d’un Japon qui s’apprête à se couper du monde pour conserver ses valeurs traditionnelles. Les paroles sont rares, précieuses et invitent le lecteur à se plonger dans les dessins absolument magnifiques qui par l’agencement même des cases contribue à créer une atmosphère de théâtre antique. On regrette presque les évocations politiques qui apportent peu à un drame avant tout intime et humain. L’essentiel est dans la relation entre Hélène, pianiste reconnue mais en difficulté suite à un accident, et Edo qui a passé son existence à se démarquer de son père, notable traditionaliste. L’un et l’autre sont en difficulté, en transition. Hélène ne va peut être pas retrouver son statut d’artiste reconnu. Edo cherche à s’émanciper de son père.
On pense aux dessins de Lucas Harari, autre jeune auteur lancé par Sarbacane, très marqué par l’importance de maisons futuristes. L’architecture minimaliste contribue à donner à l’ensemble de l’ouvrage un caractère froid et distancié. Même lorsque les larmes surviennent, les visages semblent figer, incapables de sourires ou de colères comme avec les masques du théâtre Nô. Tout est dans une glaciale retenue. Le Japon traditionnel sauvegardé dans l’île de Kino où se déroule l’histoire est pourtant bien présent notamment par une végétation maitrisée, magnifiée et par des costumes traditionnels somptueux dont un kimono d’Hélène aux rayures bleues qui enveloppent un corps vieillissant pour le transformer en oeuvre d’art.
C’est bien l’usure de l’amour, le renouvellement nécessaire du désir qui sont au coeur de cette tragédie où manquent seulement les chœurs antiques remplacé par un silence assourdissant.
Comme à leur habitude les éditions Sarbacane, offrent leur première chance à de jeunes auteurs, Baptiste Chaubard et Thomas Hayman, et proposent un écrin magnifique à leur création. Dos toilé, papier et impression de qualité, pagination généreuse donnent un véritable caractère de livre d’art à cet ouvrage. Un livre que l’on feuillette à nouveau comme pour détailler de belles estampes japonaises et se laisser emporter par la beauté des images.