En ouverture du 107e Congrès des maires, à Paris, le chef d’état-major des armées (CEMA), le général Fabien Mandon, a prononcé un discours qui a glacé une partie de l’assistance. Devant des centaines d’élus, il a explicitement évoqué la possibilité de « perdre nos enfants » et appelé les maires à préparer leurs administrés à un horizon de confrontation avec la Russie. Un discours qui a sidéré les élus locaux.
Les extraits ont aussitôt circulé sur les réseaux sociaux, parfois sous des formes exagérées ou tronquées. Mais le fond du propos, lui, ne relève pas de l’intox. Les mots les plus choquants sont bel et bien authentiques, et consignés dans le compte rendu officiel du Congrès publié par l’Association des maires de France.
Ce que le général Mandon a réellement dit
Au cœur de son intervention, le général Mandon décrit une situation internationale marquée par le désengagement relatif des États-Unis du théâtre européen, la montée en puissance militaire de la Chine, et une Russie qui se préparerait, selon lui, à une possible confrontation avec les pays de l’OTAN à l’horizon 2030. C’est dans ce contexte qu’il prononce une phrase appelée à devenir emblématique :
« Nous avons tout pour dissuader Moscou. Ce qu’il nous manque, c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour défendre la Nation. (…) Il faut accepter de perdre nos enfants, de souffrir économiquement. Si nous ne sommes pas prêts à cela, alors nous sommes en risque. Il faut en parler dans vos communes. »
La formule « accepter de perdre nos enfants » n’est donc pas une invention virale, elle figure littéralement dans le compte rendu de l’AMF et dans plusieurs reprises de dépêches d’agence. Le chef d’état-major place ainsi la question du « sacrifice » au centre d’un discours qui, jusque-là, se concentrait surtout sur les budgets, les équipements et la montée en puissance militaire.
« La guerre dans 3–4 ans » : horizon de préparation plutôt que prédiction datée
Sur les réseaux, la séquence a souvent été résumée par un raccourci : « le général Mandon annonce la guerre dans 3–4 ans ». En réalité, ce n’est pas la formule employée, même si son propos peut facilement être compris dans ce sens. Ce que dit le CEMA, en substance, c’est que :
- la Russie se préparerait à une confrontation possible vers 2030 ;
- la France et l’Europe ont « trois à quatre ans » pour se remettre à niveau et être prêtes à cette éventualité ;
- cet effort n’est pas uniquement militaire ou industriel, mais aussi psychologique : il s’agit de préparer la population à des sacrifices humains et économiques, pour que la dissuasion soit crédible.
Il ne s’agit donc pas d’une annonce officielle de guerre à date fixe, mais d’un horizon de préparation extrêmement offensif, qui rompt avec la retenue habituelle du discours militaire en public. C’est cette dramatisation volontaire – guerre possible, sacrifices, enfants perdus – qui choque, plus encore que l’analyse géopolitique de fond.
Les maires sollicités comme « relais de résilience »
Autre point central du discours : le rôle assigné aux maires. Le général Fabien Mandon ne vient pas seulement informer les élus locaux ; il leur demande explicitement de devenir des acteurs de la mobilisation nationale. Sur plusieurs plans :
- Plan humain : il appelle à doubler le nombre de réservistes, pour passer d’environ 40 000 à 80 000. Les maires sont invités à relayer auprès de leurs administrés la nécessité d’un tel engagement, notamment chez les jeunes.
- Plan logistique et social : il sollicite les communes pour faciliter l’installation des militaires et de leurs familles : logements, places en crèche et à l’école, emploi des conjoints… Autant d’éléments qui conditionnent l’attractivité des garnisons.
- Plan territorial : il demande aux élus de faire preuve de « regard positif » vis-à-vis des exercices militaires et des grandes manœuvres à venir, en mettant à disposition des espaces sur leurs territoires. Autrement dit, accepter une plus forte empreinte visible de l’armée dans la vie des communes.
Le tout s’accompagne d’un appel à une forme de « pédagogie de la guerre » auprès des populations, les maires étant explicitement enjoints à « en parler dans [leurs] communes ». C’est cette injonction, combinée à l’évocation de la mort des enfants, qui donne au discours une tonalité quasi-mobilisatrice, inhabituellement directe dans un cadre civil.
Un registre de « sacrifice » qui choque
Les réactions politiques ne se sont pas fait attendre. À gauche, plusieurs responsables dénoncent un discours « va-t-en-guerre » et jugent intolérable d’évoquer à la légère l’idée de « perdre nos enfants » dans un pays où chaque village possède un monument aux morts. À l’extrême droite, les propos sont utilisés pour fustiger à la fois le « militarisme macroniste » et la stratégie vis-à-vis de la Russie.
Au-delà des clivages partisans, beaucoup restent frappés par le registre employé : l’acceptation de sacrifices massifs – humains et économiques – est posée comme condition de la crédibilité stratégique. L’idée selon laquelle « nous sommes en risque » si la société refuse ce sacrifice renverse en partie la perspective, la menace ne vient plus seulement de Moscou, mais aussi d’une société jugée trop confortable ou trop pacifiée pour assumer la guerre.
Cette rhétorique s’inscrit aussi dans une certaine tradition stratégique occidentale. Celle qui considère que les régimes autoritaires post-soviétiques, à commencer par le pouvoir de Vladimir Poutine, ne lisent le monde qu’en termes de rapport de force. De la deuxième guerre de Tchétchénie à la guerre éclair en Géorgie en 2008, de l’annexion de la Crimée en 2014 à l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, chaque recul, chaque ambiguïté ou demi-mesure occidentale a été interprété à Moscou comme une permission implicite d’aller plus loin. Dans cette grille de lecture, ne pas afficher clairement sa disponibilité au sacrifice – en hommes et en pouvoirs d’achat – reviendrait à encourager les ambitions impériales du Kremlin. C’est ce pari sur la « force perçue » qui sous-tend, en arrière-plan, le propos du CEMA, quitte à en assumer la brutalité verbale.
Le CEMA dans l’arène : un problème de rôle ?
Une autre question traverse le débat : un chef d’état-major se trouve-t-il dans son rôle en tenant de tels propos devant des élus locaux ? Traditionnellement, la hiérarchie militaire s’exprime devant le Parlement ou le gouvernement, dans le cadre d’auditions ou de débats sur la loi de programmation militaire. Ici, le CEMA s’adresse directement au « pays réel » via les maires, sans filtre politique visible.
Certains y voient le symptôme d’une militarisation rampante du débat public. À mesure que la guerre en Ukraine s’installe dans la durée et que le spectre d’un conflit de haute intensité plane sur l’Europe, la parole militaire prend de plus en plus de place, y compris sur le terrain symbolique (sacrifice, courage, destin national). D’autres estiment au contraire que le rôle d’un chef d’état-major est précisément de dire la vérité des risques et des besoins, même si cela heurte.
Entre préparation légitime et pédagogie anxiogène
Au fond, l’épisode cristallise une tension très contemporaine :
Oui, il est légitime de rappeler que la dissuasion ne repose pas seulement sur des armements, mais aussi sur la détermination d’une nation à se défendre, et que les maires sont des acteurs-clés de la résilience civile.
Mais la façon de le dire compte : lorsqu’un haut gradé évoque frontalement la nécessité « d’accepter de perdre nos enfants », sans que ce propos soit aussitôt recadré politiquement, il ouvre une brèche anxiogène dans l’espace public.
L’enjeu, désormais, est double. D’une part, clarifier politiquement ce que le pouvoir civil attend des armées et de la société dans ce contexte de tensions internationales ; d’autre part, éviter que le vocabulaire de la guerre totale ne s’impose par la seule force des déclarations militaires, sans débat démocratique explicite.
Que l’on juge ce discours salutaire ou dangereux, il marque une date. Celle où un chef d’état-major, en France, s’est adressé aux maires non plus seulement comme partenaires institutionnels, mais comme relais de préparation à un possible conflit majeur avec une puissance nucléaire. À chacun, désormais, de décider ce qu’il veut en faire dans sa commune, dans son conseil municipal et dans le débat public local.
Les maires, nouveaux acteurs de la « résilience nationale »
Depuis plusieurs années, l’État invite les collectivités à intégrer davantage les risques de crise grave – climatique, sanitaire, cyber, militaire – dans leurs plans d’action. Le discours du général Mandon s’inscrit dans cette logique :
- Plans communaux de sauvegarde : ils prévoient déjà des dispositifs pour faire face aux inondations, tempêtes, épisodes caniculaires ou accidents industriels. La dimension « crise de défense » y est de plus en plus évoquée.
- Réserves communales et citoyennes : plusieurs communes expérimentent des dispositifs de volontaires formés aux premiers secours, à la logistique ou à l’accueil en cas de crise. La montée en puissance de la réserve opérationnelle des armées vient compléter ce paysage.
- Culture du risque : la demande de Fabien Mandon d’« en parler dans vos communes » renvoie à une culture du risque qui, jusqu’ici, portait surtout sur les catastrophes naturelles ou sanitaires. La question est de savoir si la guerre doit désormais entrer, elle aussi, dans les thèmes de réunions publiques, de journées de prévention ou de communication municipale.
Ce glissement d’une résilience « tous risques » vers une résilience explicitement militaire est l’un des points à surveiller dans les prochains mois, autant dans les décisions de l’État que dans les débats locaux.
