C’est à l’invitation de l’association Electroni[K] que l’artiste rennais Richard Louvet a réalisé un projet artistique d’inspiration socio-culturelle en compagnie de résidents de centres de réinsertion sociale. Intitulé L’inconnu, il repose sur un dispositif ambulant de photographie, d’un chariot à bras, d’une chambre photographique et de déambulations dans les rues à la rencontre… d’inconnus. Il en résulte une exposition de 40 portraits pris dans des lieux publics de Rennes.
Les artistes contemporains sont peu enclins à s’engager dans les projets socio-culturels. Un budget souvent restreint (1500 euros, salaire de l’artiste compris, pour L’inconnu), un temps de conception et de mise en œuvre long (6 mois), des participants réputés « difficiles » et le manque de reconnaissance, in fine, représentent les principaux freins à l’essor de ce type d’actions.
En 2012, Richard Louvet réalisait Eclipses, un premier projet photographique avec le CHRS ADSAO. En 2014, il ajuste un nouveau travail au regard de l’expérience qu’il a acquise et de sa meilleure connaissance du public et des structures.
L’inconnu traduit une nouvelle collaboration réussie avec le CHRS (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale) ADSAO, le CHRS Saint-Benoît Ladre et la Maison Relais Yves Malefant à Rennes. En compagnie de travailleurs sociaux, Christian Bazin et Guy-Jean Ferré notamment, il a su créer un climat de confiance fédérateur.
La pédagogie
Reste que pour Richard Louvet, L’inconnu n’est pas un projet socio-culturel. L’objet du travail est purement artistique. Ni travailleur social, ni représentant de l’institution, l’artiste propose simplement une aventure commune à des participants qui se définissent eux-mêmes comme des « exclus », des « va-nu-pieds », des « sans-grades ».
Face à des individus en rupture de ban qui composent un groupe hétérogène, trouver un langage commun s’impose dès le départ. Impossible de s’appuyer sur un jargon d’initiés ; il convient de s’adapter à différentes façons de s’exprimer en cultivant un discours empathique tout au long du processus de création. Un échange permanent conduit à mobiliser les plus réfractaires et à canaliser les énergies. À cette fin, un support de travail et un encadrement professionnel sont procurés par l’artiste qui occupe le rôle de guide de l’aventure et de garant de sa réussite.
Puis l’objectif de l’artiste devient celui de tous : partager afin de réaliser ce qui n’a de sens qu’en groupe. Si chaque participant nourrit des doutes et des questionnements, la réalisation finale demeure l’enjeu principal. Chacun trouve alors son point d’ancrage à un moment ou un autre : lors de la conception, de la fabrication ou de la réalisation. Peu à peu, la déambulation, les échanges et la promesse d’une exposition unissent et galvanisent le groupe.
L’espace public : espace d’adversité
Se réapproprier l’espace est un enjeu majeur pour des personnes qui ont vécu et, souvent, subi la rue. À une époque où l’acte photographique est entaché de suspicion (qui se cache derrière l’objectif : la police ? les services sociaux ?), déambuler dans l’espace public à la rencontre de « l’inconnu » et négocier de le prendre en photo constitue une gageure.
Mais, ici, l’objet devient médiateur. Le chariot mobile, à l’image du vendeur de glace ou du rémouleur, est l’îlot autour duquel le groupe et le public se fédèrent. Un atout de poids pour les participants afin de solliciter les gens, leur expliquer le projet et exploiter le matériel. Chemin faisant, la défiance première des « inconnus » fait place à la curiosité puis l’acceptation.
Artiste et inconnus, artisans et spectateurs
Pour Richard Louvet, « la photographie est un sport solitaire ». L’inconnu traduit pour lui la prise de risques dans une pratique maîtrisée. Le professionnalisme se confronte à l’aléatoire, à des facteurs humains notamment, impossibles à anticiper.
Quant au résultat, l’exposition, il obéit à un déroulé immuable, balisé ; ici, l’inconnu se découvre. De grands portraits en noir et blanc et en très gros plan traduisent un processus de création réalisé à plusieurs.
En pratique, les photographies étant difficiles à prendre en raison d’un réglage complexe de l’appareil, elles sont l’œuvre de Richard Louvet, qui se trouve de fait seul auteur des clichés. En revanche, le chariot, envisagé comme un dispositif-mécanisme-sculpture, reste légalement la propriété des participants qui l’ont imaginé.
Au-delà de la question de l’auteur et du propriétaire, le choix d’un lieu singulier – l’énigmatique Université Foraine à la fac dentaire – et un solo de violoncelle durant le vernissage interprété par l’une des inconnues rencontrées dans la rue reflètent l’investissement d’individus rares, lesquels sont devenus les médiateurs et les ambassadeurs d’une entreprise commune. Au final, l’inscription de l’artiste s’efface au profit de la révélation d’un langage et d’un mieux-être partagés.
L’inconnu, un projet à suivre ?
La réussite du projet est allée au-delà des attentes. La synergie entre un lieu d’exposition patrimonial rennais, un projet ambitieux et le travail artistique de Richard Louvet confèrent à l’ensemble une belle unité qui n’aura pas échappé au public venu nombreux au vernissage.
Désormais, Richard Louvet interroge l’opportunité de donner une seconde vie au chariot en invitant un autre artiste à l’utiliser ou en imaginant de nouvelles actions pour le groupe des « exclus » devenus apprentis photographes.