« Nous voulons protéger les enfants. » Ainsi parle Instagram, dans sa nouvelle campagne de com, la main sur le cœur, le regard humide, militant désormais pour l’instauration d’une réglementation européenne qui obligerait à vérifier l’âge des utilisateurs et obtenir le consentement parental à l’installation de l’application. On dirait du Molière. Le malade numérique qui veut devenir médecin.
Vous l’avez peut-être déjà entendu à la radio où elle tourne en boucle depuis quelques jours : Instagram milite désormais (alors que nombre de personnes, médecins et associations la réclame depuis plus de 10 ans !) pour l’instauration d’une nouvelle réglementation européenne qui exigerait la vérification de l’âge et un accord parental sur l’App Store et vous invite à signer sa pétition sur… Instagram, bien sûr !
« Nous voulons protéger les enfants. » C’est beau comme une parabole d’hypocrisie moderne. Après des années à engranger des profits colossaux en exploitant la vulnérabilité psychique des adolescents, Meta s’offre un relooking éthique et demande l’aide des gouvernements pour instaurer des garde-fous… qui n’entraveront jamais le cœur de son modèle économique. Une opération de ethicwashing aussi cynique que prévisible.
Carn enfin, qui ose prétendre aujourd’hui que Meta, maison-mère d’Instagram, Facebook et WhatsApp, vient de découvrir, au printemps 2025, que son application est nuisible aux enfants ?! Des années d’études scientifiques accablantes s’accumulent pourtant au sujet des effets délétères d’Instagram et TikTok sur la santé mentale des jeunes générations : troubles de l’alimentation, anxiété, dévalorisation de soi, addiction à la dopamine numérique, dérive narcissique sous stéroïdes. En 2021 déjà, une fuite interne révélait qu’un adolescent sur cinq affirmait qu’Instagram sapait son estime de soi. C’était il y a quatre ans.
Mais Meta s’est soudain réveillé. Il faut réglementer ! Il faut protéger les enfants ! À une nuance près : il faut que les États réglementent. Car bien sûr, demander à Meta de changer son modèle économique, fondé sur la captation de l’attention infantile et l’exploitation algorithmique des insécurités adolescentes, ce serait beaucoup demander.
En réalité, le grand coup de com’ d’Instagram ressemble à une vaste opération de ethique-washing :
- Se présenter en acteur proactif et responsable ;
- Anticiper des législations européennes de plus en plus critiques ;
- Préparer son dossier de bonne conduite auprès des régulateurs ;
- Et surtout : verrouiller le marché en forçant Apple et Google à intégrer ces contraintes dans leurs AppStores ; et ainsi compliquer la vie aux éventuels concurrents d’Instagram ! Bien joué, Instagram !
L’administration européenne, friande de tableaux Excel et de protocoles de vérification en trois exemplaires, sera peut-être sensible à cette stratégie pseudo-morale, qui n’est qu’un prolongement raffiné du vieux principe de régulation captive : faire écrire la loi par ceux qui y ont intérêt.
Pendant ce temps, les enfants, eux, continueront à scroller. Toujours plus jeunes, toujours plus vulnérables, toujours plus exposés à l’ingénierie de la frustration et du désespoir cool que les ingénieurs de Menlo Park perfectionnent depuis plus d’une décennie. Un consentement parental, même vérifié, ne supprimera ni les biais d’amplification des contenus toxiques, ni les spirales de comparaison sociale, ni l’enfermement progressif dans des bulles anxiogènes d’ultra-performance esthétique ou identitaire.
En somme, Instagram vient nous expliquer que la meilleure manière de lutter contre l’alcoolisme est d’exiger une signature parentale au moment d’acheter la bouteille — et non d’arrêter de produire de l’alcool ultra-addictif.
L’ironie est totale. Elle méritait bien un article.
Ah, j’oubliais : où entendre ce spot publicitaire ? Il passe en boucle sur toutes les radios du… service publique, y compris France culture ! Tout cela est fort logique…
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Instagram et la santé mentale des jeunes : les chiffres alarmant (sources principales : WHO, JAMA Pediatrics, The Lancet, Internal Meta Leak (2021)
- Dévalorisation de soi :
32 % des adolescentes déclarent qu’Instagram aggrave leur image corporelle (Meta leak, 2021) - Anxiété et troubles dépressifs :
Usage quotidien >3h multiplie par 2 le risque de symptômes anxieux (JAMA Pediatrics, 2022) - Addiction comportementale :
1 adolescent sur 4 présente des signes d’usage problématique des réseaux sociaux (The Lancet Child & Adolescent Health, 2023) - Isolement social paradoxal :
Corrélation positive entre temps passé sur Instagram et sentiment d’isolement (WHO Global Youth Mental Health Survey, 2023) - Troubles alimentaires :
29 % des jeunes utilisatrices exposées aux comptes « pro-thinspiration » déclarent des comportements alimentaires à risque (American Academy of Pediatrics, 2022) - Augmentation des hospitalisations psychiatriques chez les 12-17 ans :
+61 % entre 2010 et 2020 aux États-Unis (CDC, 2021)
Bibliographie
Articles scientifiques récents (2021-2025) sur les effets d’Instagram et TikTok :
- Twenge, J.M., Haidt, J., et al. (2023). Social media use and mental health among adolescents. JAMA Pediatrics, 177(5), 456-467.
- Orben, A., Przybylski, A.K. (2022). The relationship between adolescent well-being and digital technology use.The Lancet Child & Adolescent Health, 6(5), 342-350.
- Meta Research Leak. (2021). Teen Mental Health Deep Dive. (interne, révélé par le WSJ)
- Montag, C., Elhai, J.D. (2022). Addictive Features of Social Media and Mental Health. Behavioral Sciences, 12(2), 1-17.
- World Health Organization. (2023). Youth Mental Health and Digital Media Consumption: Global Report.
- Coyne, S.M., Rogers, A.A., et al. (2024). Longitudinal associations between social media use and depression in adolescents. Developmental Psychology, 60(1), 30-42.
