Mercredi 21 mai 2025, Emmanuel Macron a présidé un Conseil de défense et de sécurité nationale consacré à un rapport explosif sur l’implantation progressive des Frères musulmans dans la société française. Rédigé par deux hauts fonctionnaires, ce document de 73 pages, révélé par le Figaro, pointe une stratégie d’« islamisme par le bas » qui vise à modifier insidieusement les normes collectives à travers l’éducation, les associations sportives ou les structures culturelles. Mais si l’alerte est aujourd’hui prise au sérieux, elle n’est en rien nouvelle. Depuis plus de 20 ans, spécialistes du fait religieux, universitaires, chercheurs, inspecteurs et hauts fonctionnaires publient des rapports ignorés, marginalisés ou enterrés. Sur le terrain, depuis des années, des travailleurs sociaux, des enseignants, des habitants des quartiers, mais aussi des musulmans et représentants du culte musulman, décrivent – ou plutôt, chuchotent, sous le manteau — l’influence grandissante d’une orthopraxie islamiste réactionnaire sur les jeunes générations. Pourquoi l’État a-t-il fermé les yeux si longtemps ? Jusqu’à mener la République à un point de tension séparatiste inflammable. Tentative de réponse.
Le rapport 2025 : une stratégie d’« entrisme » méthodique
Le rapport examiné en Conseil de défense décrit une stratégie d’influence douce mais normative, déployée notamment par l’association Musulmans de France (ex-UOIF). Elle regroupe à elle seule 139 lieux de culte et 68 structures proches dans 55 départements. Il ne s’agit pas de djihadisme violent, mais d’un projet islamiste structuré qui vise à redéfinir progressivement les rapports entre loi religieuse et normes républicaines. L’accent est mis sur des indicateurs subtils mais inquiétants : rigorisation des pratiques, progression du port de l’abaya, constitution de réseaux communautaires de substitution aux services publics, diffusion doctrinale dans les prisons.
- 139 lieux de culte musulmans sont affiliés aux Frères musulmans, auxquels s’ajoutent 68 lieux jugés proches, soit 7 % des 2 800 lieux de culte musulmans en France, mais 10 % de ceux ouverts entre 2010 et 2020.
- Ces lieux sont répartis dans 55 départements et accueillent en moyenne 91 000 fidèles le vendredi.
- La fédération Musulmans de France ne revendique que 53 associations affiliées, mais le rapport évoque un réseau bien plus large : 280 associations actives dans divers domaines (culte, éducation, jeunesse, finance, emploi…).
- 21 établissements scolaires privés sont liés à cette mouvance, avec 4 200 élèves.
- Des écosystèmes locaux se sont développés depuis les années 1990 : autour des mosquées, des activités parallèles (sport, commerce, voyages, soutien scolaire, emploi, etc.) visent à encadrer la vie du fidèle dès l’enfance.
- Le rapport souligne le rôle grandissant de la « prédication 2.0 », via des influenceurs religieux francophones qui servent d’entrée dans l’idéologie islamiste pour de nombreux jeunes.
Une longue série d’alertes ignorées
Le rapport Obin (2004) : enterré !
Commandé par le ministère de l’Éducation nationale et rédigé par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, ce rapport dévoilait dès 2004 une pression religieuse croissante dans les écoles : contestation d’enseignements, autocensure des professeurs, montée du sexisme, et revendications religieuses insistantes. Jugé trop inflammable politiquement, il n’a jamais été officiellement publié. Ce n’est qu’après l’assassinat de Samuel Paty en 2020 qu’il a été redécouvert, devenant emblématique du manque de courage politique des années précédentes.
Les travaux universitaires sur l’islamisme d’influence
Dès les années 1990, plusieurs chercheurs ont documenté l’implantation d’un salafisme piétiste non violent dans les banlieues françaises. Gilles Kepel, dans Banlieue de la République (2012), évoquait un « islam des caves », ancré dans les quartiers délaissés, nourri par le ressentiment social et la perte d’autorité des institutions. En 2020, Bernard Rougier confirmait ces constats dans Les territoires conquis de l’islamisme, décrivant des zones grises d’autorité républicaine, où des normes religieuses rigides se substituent progressivement aux règles communes. Ces analyses, bien qu’objectivées et rigoureuses, ont été longtemps marginalisées par les décideurs publics.
Pourquoi les politiques ont-ils tant tardé à réagir ?
Un aveuglement idéologique républicain
Dans la tradition française républicaine, l’État ne reconnaît ni communautés, ni identités particulières, seulement des citoyens. Cette conception a nourri une forme de cécité volontaire face à des dynamiques collectives jugées incompatibles avec la neutralité républicaine. Toute tentative d’identifier une logique islamiste collective était assimilée à un fichage ethno-religieux, ou suspectée de dériver vers une forme de discrimination. Ce tabou idéologique a rendu politiquement coûteux tout discours de mise en garde, même étayé.
La peur de « faire le jeu » de l’extrême droite
Après les émeutes de 2005, puis les attentats islamistes des années 2010, les gouvernants ont développé une obsession : éviter de « stigmatiser » les musulmans. Une position louable en apparence, mais qui a souvent conduit à minimiser les signaux d’alerte, y compris lorsqu’ils ne visaient pas l’islam mais bien l’islamisme politique comme projet social et normatif. Cette crainte du « dérapage » médiatique ou populiste a provoqué une forme d’auto-censure dans l’administration et chez certains élus locaux.
Un retard d’analyse face aux nouvelles formes de radicalité
Pendant longtemps, les élites politiques françaises ont sous-estimé la capacité de structuration des Frères musulmans et du salafisme piétiste, en les voyant comme des courants archaïques, étrangers, inadaptés à la modernité. Or, c’est précisément parce qu’ils ont su s’adapter aux outils de la modernité (réseaux sociaux, lobbying associatif, entrepreneuriat associatif et de défense des droits, ancrage local) que ces courants ont réussi à s’insérer dans le paysage français.
Des logiques électorales locales
Dans certains territoires plus ou moins sensibles, la mobilisation d’un vote communautaire musulman a pu représenter un enjeu local majeur. Des élus, principalement socialistes et communistes, ont préféré composer avec des figures influentes, parfois proches d’associations islamistes, en échange de leur neutralité ou de leur soutien. Ce clientélisme municipal a contribué à normaliser des interlocuteurs problématiques, sous couvert de dialogue interreligieux ou de cohésion sociale. À l’échelle nationale, la peur de nourrir l’extrême droite a souvent été brandie comme argument pour ne rien dire.
Une administration fragmentée et impréparée au fait religieux
Il faut aussi évoquer une réalité plus discrète mais tout aussi déterminante : le retard structurel de l’administration française dans l’analyse du fait et des faits religieux. Faiblement formés à ces questions, contrairement à d’autres pays tels que l’Allemagne, la Belgique ou les pays scandinaves, les cadres de l’État comme des collectivités ont longtemps sous-estimé, mal analysé, voire ignoré la portée sociale et politique de certaines pratiques religieuses émergentes.
L’administration française, héritière d’une culture républicaine laïque rigide, a rarement su outiller ses agents pour distinguer le religieux individuel du projet politique islamiste. Les rares dispositifs de formation à la laïcité ou au discernement des faits religieux ont été tardifs, inégaux, et souvent cantonnés aux crises. Ainsi, de nombreux agents publics ont pu observer des signaux préoccupants (pression sur les enseignements, radicalisation dans les clubs sportifs, exigences alimentaires dans les cantines, suppression des crèches à Noël), mais sans cadre d’analyse clair ni soutien hiérarchique pour remonter ou traiter ces signaux.
En résulte une forme d’incurie systémique, où l’ignorance, le flou juridique et la peur d’être accusé d’islamophobie ont trop souvent paralysé l’action. Là où le renseignement local, les associations de terrain et des universitaires spécialisés tiraient la sonnette d’alarme, l’administration préférait souvent ne pas voir, ne pas savoir, ou attendre un signal politique explicite. Ce fonctionnement en cascade – où la compréhension précède rarement l’action – a laissé le champ libre, durant trois décennies, à l’ancrage patient de formes d’islamisme normatif dans les marges du territoire républicain.
Un exemple local et personnel à Rennes
Si je n’ai pas pour habitude d’évoquer directement mes expériences personnelles dans mes articles, les faits suivants constituent une illustration incarnée à l’appui de mon propos. Je participe en tant que représentant de l’Église chrétienne orthodoxe à Rennes (Patriarcat de Constantinople) au comité Laïcité de la Ville, une instance qui rassemble des élus, des personnalités qualifiées, des représentants de toutes sortes d’associations — selon des critères parfois obscures… — et des représentants des différentes confessions religieuses et mouvements spirituels métropolitains. Dans les faits, la place de ces derniers, dont je fais partie, se limite la plupart du temps à celle de simples validateurs des orientations définies par les premiers.
Plus préoccupant encore : plusieurs personnalités dites qualifiées ou représentants d’associations culturelles, qui incarnent une vision gauche laïciste, manifestent une méconnaissance croissante de l’histoire et de la sociologie des religions tandis que leur regard, souvent empreint de suspicion, considère les représentants de communautés religieuses non comme des partenaires de réflexion mais comme des représentants de phénomènes archaïques qu’il convient de tolérer. Ce qui ne facilite pas la qualité du dialogue, voire le dialogue tout court.
Depuis des années, mon père — qui m’a précédé dans cette fonction — puis moi-même avons plaidé pour la création, au sein dudit comité, d’un groupe de travail transversal. Son objectif : interroger les ressorts psychologiques, sociaux et culturels qui conduisent certains jeunes, peu formés à l’analyse critique, à adopter des formes de comportement radical ou de religiosité idolâtre. Cette proposition a toujours été ignorée par les élus successifs alors que l’actualité en démontre plus que jamais la pertinence. Nous en avons hélas tiré la triste conclusion que les réflexions portées par des acteurs éclairés, spécialistes du fait religieux et attachés à faire progresser une laïcité inclusive et harmonieuse dans l’espace républicain, sont, dès lors que ces derniers sont rattachés à une pratique spirituelle ou religieuse, ipso facto disqualifiées dans cet espace de… dialogue.
Depuis, des échanges m’ont appris que cette regrettable posture rennaise était partagée par d’autres municipalités en France. Je dis bien « en France », car dans les autres pays ouest-européens, les relations sont historiquement plus constructives.
Un réveil tardif, mais stratégique ?
Le Conseil de défense du 21 mai 2025 réunit les ministres clés des secteurs identifiés comme vulnérables : éducation, sport, culture, vie associative. Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a déjà parlé d’un « islamisme à bas bruit » qui gangrène les structures sociales. Des mesures devraient être annoncées, certaines sans doute classifiées pour ne pas créer un effet de panique. Mais la vigilance institutionnelle sera-t-elle durable ? C’est toute la question. Car ces courants islamistes se nourrissent précisément des faiblesses du droit commun, du vide républicain et du silence des autorités.
Une bataille civilisationnelle pour le bien-vivre tous ensemble
L’enjeu n’est ni de restreindre la liberté religieuse ni de tomber dans la généralisation abusive, mais de nommer lucidement une entreprise idéologique d’inspiration religieuse qui vise à transformer les rapports sociaux, éducatifs, genrés et culturels. Ni le salafisme ni les Frères musulmans ni aucune déclinaison de l’Islam politique ne sont seulement des manières de prier : ce sont des projets d’organisation sociale alternatifs qui sont incompatibles avec l’héritage politique et culturel européen — depuis Athènes, Rome, Jérusalem, Constantinople, puis le tournant des Lumières jusqu’à l’Europe rêvée par Jean Monnet et Robert Schuman. Ce que le rapport de 2025 nomme « islamisme par le bas » n’est donc pas une menace spectaculaire, mais un travail de fond, silencieux, de fragmentation des territoires et des consciences, qui exige en retour un réarmement intellectuel, juridique et pédagogique mais aussi éthique.
La question cruciale reste de savoir si la République est capable de mener ce combat sans trahir ses principes — mais en les adaptant avec courage à une situation inédite. Car si elle persiste à différer ou à nier le problème, elle continuera d’ouvrir un boulevard à l’islamisme, à l’extrême droite et à une islamophobie militante, brutale, indistincte. Et dans ce scénario de confrontation finale, ce ne sont pas seulement les tenants d’un islam politique qui en paieront le prix, mais également tous les musulmans sincèrement républicains qui, eux-mêmes, redoutent ces premiers. Ce faisant, c’est la conception même de la cité telle qu’issue de la tradition latine et grecque (citoyen politique) qui risque d’être reniée au profit de la peur, de la violence, du repli et de la contraction civilisationnelle.
