ROMAN. UN LIEU DE SURVIE POUR JEAN HEGLAND DANS LA FORET

L’électricité alimente nos vies sans même que nous y fassions attention. Mais que se passerait-il si demain, elle s’arrêtait ? L’homme a vécu quatre milliards d’années, bien avant l’invention de l’électricité, une vie doit donc être possible sans cette fée moderne. C’est cette utopie rétro qui est au cœur du roman de Jean Hegland Dans la forêt.

JEAN HEGLAND

Ce premier roman de Jean Hegland Dans la forêt met en en scène Nell et Eva qui vivent avec leurs parents dans une maison isolée aux abords de la forêt à quinze kilomètres de la ville principale, Redwood. Elles n’ont jamais été scolarisées. Nell apprend seule dans les livres et sur Internet et va être admise à Harvard, Eva danse et réalisera le rêve avorté de sa mère, intégrer le San Francisco Ballet. La vie était belle et simple avec une mère passionnée d’arts, bonne cuisinière, un père professeur et débrouillard. Les deux sœurs très complices trouvent souvent refuge dans cette forêt environnante, à la fois dangereuse et providentielle, et font de la souche d’un séquoia millénaire leur aire de jeux.

Lorsque leur mère meurt d’un cancer, les pannes d’électricité ne sont encore qu’épisodiques. Mais quand ce roman commence, Nell et Eva sont seules pour fêter Noël sans guirlandes, sans odeurs des gâteaux de leur mère, sans le soutien de leur père. Eva offre un vieux cahier retrouvé derrière un meuble à sa sœur qui ne vit que pour la lecture et l’étude. Elle pourra ainsi écrire son journal. Et Nell raccommode les vieux chaussons de danse pour Eva qui pourra ainsi continuer à s’évader dans son studio de danse, sans musique, au rythme d’un seul métronome.

JEAN HEGLANDCe premier roman écrit en 1996 par Jean Hegland est davantage qu’un récit apocalyptique, qu’une dystopie pour adolescents, même si un film tiré de ce livre (Into the Forest, film réalisé en 2015 par Patricia Rozema avec Ellen Page, Evan Rachel Wood) devrait les séduire. C’est avant tout une ode à la nature et un récit sur la complicité, l’amour inébranlable de deux sœurs. Deux êtres motivés par leur passion respective, avides de vivre leurs propres ambitions stigmatisées par la litanie maternelle qui les poussait à assumer leur indépendance (« ta vie t’appartient »), mais liés par un terreau familial affectif solide et par leur solitude : « Après tout, Eva était ma sœur. Elle était ma camarade de jeu, ma meilleure amie. Celle qui aurait dû être ma jumelle, et tout ce qu’elle voulait, je le voulais de façon inconditionnelle. »

JEAN HEGLANDPlus d’essence pour aller en ville, une ville désertée, ravagée par les épidémies. Nulle autre nourriture que les ressources de la nature. À quoi peuvent bien servir toutes ces possessions inutiles chéries quand la vie était insouciante ? « Comment avons-nous pu être aussi suffisants ? » Nell, réfléchie et prévoyante, économise chaque possession, apprend ce qu’elle peut tirer de la nature en lisant les encyclopédies, les récits de tribus indiennes. Eva, plus jeune et insouciante, userait tout pour un peu de musique. Mais : « Même se disputer est un luxe qu’on ne peut pas se permettre quand sa vie entière a été réduite à une seule personne. »

Les épreuves se succèdent, les lieux de l’enfance deviennent des champs de bataille. Seul l’amour, souvent contrarié, aide les deux sœurs à tenir debout.

Car quand la forêt a commencé à réapparaître, nous nous sommes senties à peine soulagées pour le remarquer. Elle n’était plus le lieu bienveillant de notre enfance ni même le lieu neutre qu’elle avait été la veille. La forêt qui se révélait à mesure que la nuit se retirait était un lieu dur, indifférent, un lieu où un homme pouvait verser le sang de sa vie dans le sol, et les arbres, les pierres, la terre même ensanglantée demeuraient identiques. Seuls les vautours, les sangliers et les vers s’intéressaient à ce qui était arrivé.

Et pourtant, elles savent que la nature est leur seule chance de survie, loin des hommes qui pillent et s’entretuent. Dans un rythme implacable, Jean Hegland enchaîne les événements, alternant les coups durs et les moments d’espoir, créant de l’émotion entre les peurs et les souffrances. Déficit du gouvernement, crise du pétrole, accident nucléaire, cet ancien roman d’anticipation résonne aujourd’hui plus intensément en Amérique. La survie de l’espèce humaine ne passe-t-elle pas par un rapprochement avec la nature ?

Jean Hegland Dans la forêt, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josette Chicheportiche, éditions Gallmeister, 302 p., février 2017, 23,50 €

Jean Hegland est née en 1956 dans l’État de Washington. Après avoir accumulé les petits boulots, elle devient professeure en Caroline du Nord. À vingt-cinq ans, elle se plonge dans l’écriture, influencée par ses auteurs favoris, William Shakespeare, Alice Munro et Marilynne Robinson. Son premier roman Dans la forêt paraît en 1996 et rencontre un succès éblouissant. Elle vit aujourd’hui au cœur des forêts de Californie du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture.

 

Article précédentFIFDH17, Film, photojournalisme et droits humains à Genève
Article suivantSAINT-MALO. CELINE FLOCH, UNE GRAFFEUSE ADEPTE DE LA FRESQUE
Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici