Jean-Louis Coatrieux et Mariano Otero publient leur troisième ouvrage à La Part Commune. D’emblée, on soulignera la qualité de ce travail, sous tous ses aspects. Les portraits d’Otero regardent Goatrieux, poète du tour de Bretagne, déplier une épitaphe compagnonnique en forme de voyage à l’emporte-souffle. Gloire est rendue à six des plus grands écrivains bretons. Mais qui sont ces « grands brûlés » ? Réponse en extraits – A les entendre parler.
« Les miens ont choisi d’écrire pour de vrai. Rien à voir cependant avec des moulins à paroles. Ici, tout se fait à l’économie. Et si les mots battent l’air et les mains ajoutent du relief, presque du langage des signes, ils tracent des traits de grands noms et de petites gens, le temps d’un verbe, et se gardent bien d’avoir réponse à tout. Ils ne sont guère en vente. Pas tendance non plus. […] Ce qu’il y a de bien avec eux, c’est qu’il n’est pas besoin de commencer leurs livres et qu’il est même recommander de les finir sans les commencer. Tout ici est modulaire, mobile. […] Ils avaient pris l’habitude des transhumances, la chaleur collée à leur peau comme aux montagnes, leurs valises déchirées tenues aux épaules par un bout de ficelle, donnant sur la route des leçons de choses tirées du livre de la vie, cet archipel des simples, ni plus ni moins humains. Je ne connais rien de plus intime que leurs voix, rauques ou déjantées, graves ou dans les aigues, sèches ou rondes. Et leurs yeux d’hommes ordinaires, généreux jusque dans l’oubli de la solitude. »
I. Et parlez-moi de la terre — Xavier Grall
« Grall a ce goût du pain sorti du four, juste chaud. Deux coups de couteau croisés, le voilà déjà partagé dans le silence du matin. Lorsqu’il commence à parler, la voix, un peu étouffée, lui manque. Il rêve encore aux prairies, à ses talus qui se bordent plus qu’ils se touchent. À ces lectures en cachette de babylones et de galilées. Et s’il a parfois, l’allure du roncier, c’est qu’il s’accroche à la terre avant d’y plonger, d’abandonner les vents aux oiseaux, les hivers au givre. Je l’entends encore m’appeler dix fois pour me dire combien il lui était dur à la fin de chahuter les saisons. »
II. Les couleurs de la nuit – Georges Perros
« Ne vous tuez surtout pas à le lire, il ne s’en remettrait pas. Il n’a jamais voulu être bien sous tous rapports. Admis avoir établi un massif de littérature immense. Perros est dans le registre mineur. Il n’invente de fait rien mais y consacre tout son temps. Selon l’humeur. Souvent par défaut. À son corps défendant, si vous préférez. Il en fait son affaire et surtout la nôtre. Aucun mobile dans l’écriture. Aucune soif de sortir du rang. Une échine rebelle sans affiche ostentatoire. Pas de montée en puissance. Que du bonheur. Une promenade de santé en quelque sorte. Je n’en reviens toujours pas. »
III. Tant de mains – Armand Robin
« Ses succès ont été modestes, c’est le moins que je puisse dire. Ils ont été, pour moi et d’autres et, après tout, cela seul compte. Robin a choisi : la vague ne s’arrête pas sur une plage mais sur les rochers. Il y a chez lui une sorte de familiarité anarchiste avec Dieu. À croire qu’il le connaissait depuis toujours. »
IV. Un brin d’herbe – Eugène Guillevic
« Guillevic a ce don de faire du minimal en faisant rentrer le monde dans quatre, allez, disons cinq mots. Je ne sais pas s’il passait son temps sur chaque phrase, quoique la phrase ici soit toute relative, ni s’il se levait la nuit pour bafouiller un vers ou deux en musique, puis oubliant ses notes pour les rechercher aussitôt de peur de les perdre. Il n’est pas trop virgule non plus. À quoi bon ajouter de l’inutile sauf à prendre de l’espace. Et l’espace chez Guillevic, il est ailleurs, loin de ces pages presque blanches. »
V. L’élégance du temps – Louis Guiloux
« Il a brûlé de mille identités. Autant de personnages de romans dans un seul corps, ce n’est pas une vie. Leur prêter des vêtements, des allures, les aimer, les haïr. Comment placer un mot sans qu’ils se fâchent. Comment épouser les contraires sans se trahir un peu. Leur donner raison ou tort. Et se replier dans sa peau quand l’histoire est finie jusqu’en priver soi-même. »
VI. Au point de rêver – Victor Segalen
« Segalen a une odeur de route. Qu’il prenne le train à couchette dure ou molle ou le bateau à fond plat rempli de marchandises, il ne quitte pas le crayon. Ses lettres sont courtes quand il s’agit de parler des voyages en cours. Comme son livre de bord, ou son journal dans un carnet noir, toujours entre la vie et la mort. Il se lit lui-même à défaut d’autre voix. Les années de grande sécheresse ou de mousson sont pour lui des récits dans les marges et, par temps calme, la parole, un rêve de livre à venir, une sorte de précipitation bienheureuse d’un bout à l’autre du monde, de bifurcation littéraire vers des existences inconnues auparavant. Et s’il ne sait pas où il va, dans quel mouvement il se tient, c’est tout simplement pour mieux suivre ses pas dans des épures imaginaires. »
Jean-Louis Coatrieux, Mariano Otero, A les entendre parler, La part commune, 128 pages, 13€
« Quand les noms quittent les visages, lorsque les lumières s’éteignent, l’une après l’autre, alors la nuit saisit les paysages, alors, l’entêtement devient passager. Il reste des îles de constitution fragile, des livres taillés pour être ouverts. Ils tiennent une vie dont je doute qu’elle ait commencé. N’allez pas croire pour autant à la fin du voyage. C’est peu de le dire. »