Dans un roman à trois temps, l’écrivain islandais Stefansson nous emmène dans des contrées où la mer et le ciel cherchent à donner un sens à la vie. Un livre majeur de la rentrée littéraire.
Si vous êtes déjà allés en Islande, à la lecture de ce roman vous sentirez de nouveau l’air marin emplir vos poumons et le vent s’appuyer fortement sur vos épaules pour vous faire ployer sous le ciel menaçant, « comme en prière, comme un pénitent qui implorerait grâce ». Si vous ne vous êtes jamais rendus dans cette île exceptionnelle, ce livre vous fera connaître l’âme d’une nation où la nature submerge l’individu et le maintient au rang de second rôle. Mais pas seulement.
On avait découvert Stefansson avec son magnifique « Entre ciel et terre », ouvrage âpre, à la lecture lente et syncopée, dans lequel l’auteur islandais, dans le cadre d’une banale histoire de pêches à la morue au cours du XIXe siècle, traduisait avec force la violence des forces terrestres et célestes. Avec ce quatrième ouvrage l’écrivain poursuit, avec son style unique, sa quête de mots pour transcrire la réalité d’un monde qui nous échappe, absurde souvent, incompréhensible toujours.
Son écriture est comme la mer qui le fascine tant : changeante et mouvante. Elle déborde, s’agite sous la tempête. Elle se fait douce et poétique aux moments d’accalmie. L’Islande, cette terre sauvage et la région de Keflavik, où « nulle part en Islande, les gens ne vivent aussi près de la mort », est un lieu idéal pour la quête d’une indicible beauté. Ici rien que la lande, le vent, la neige, la pluie, les étoiles et la mer, éléments indispensables pour amener l’homme face à lui-même et à sa condition. L’individu est dépouillé de son statut social et trouve sa vérité quand il plonge dans la mer glacée à la rencontre de la lune ou de son reflet. Il lui reste les mots eux « dont on peut se passer pour vivre, mais pas pour survivre ».
Ces mots, Ari, le personnage principal, va les rechercher au-delà du silence des ciels étoilés. Il a cinquante ans. Il a fui son pays et son passé pour vivre à Copenhague. Un colis reçu de son père empli de souvenirs va le ramener sur sa terre natale. Il ne rentre pas seulement « chez lui », mais va plonger par le souvenir vers le passé de trois générations : celle de ses grands-parents et de leur vie de pêcheur à Norðfjörður (sous titrées « Jadis » ce sont les plus belles pages), celle de son enfance à Keflavík dans les années 80 et celle de sa vie d’homme actuelle.
Ce voyage dans l’espace et dans le temps permet à l’auteur de tendre à l’universel. Il nous plonge avec lui dans les souvenirs purement nostalgiques d’époques révolues comme ces pages consacrées au travail dans les usines disparues de conditionnement du poisson ou le « pillage » des colis arrivant sur la base américaine de Keflavic. Il trace ainsi à cette occasion de magnifiques portraits d’ouvriers, de femmes à l’image de Kristjan qui ne peut vivre et travailler sans déclamer des vers d’Einar Benediktsson, poète islandais. Mais l’essentiel, au-delà de l’histoire de la nation islandaise, réside bien dans l’agencement des mots et des phrases, cette poésie que l’homme cherche à formaliser pour trouver le « beau ». La mer est belle, dangereuse, mais belle. Le ciel est beau, angoissant, mais beau. Encore faut-il que cette beauté passe l’obstacle du silence pour exister réellement, car « quelle valeur a notre vie si personne ne consent à en écouter le récit ? »
Nous l’écoutons donc Stefansson raconter la vie d’Ari, de Margret sa grand-mère qui détache ses cheveux pour signifier qu’elle est nue sous sa robe et qu’elle attend l’amour, d’Oddur son grand-père armateur qui serre les poings en signe de passion. Il raconte et rompt le silence de ces vies a priori banales, mais si proches des nôtres. Il dit tout de nos faiblesses, de notre incompréhension des faits et des êtres, notamment dans des dernières pages superbes et poignantes.
Avec ces fjords glacés et profonds, l’Islande est ainsi le décor de notre Histoire, une métaphore de notre quête du sens de la vie. La naissance, la vie, la mort, le caractère éphémère de notre passage sur terre sont étalonnés à l’échelle des trois points cardinaux de Keflavic, le vent, la mer et l’éternité, car « la vie est incompréhensible, et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance ».
Stefansson parle souvent du cœur, celui inséré dans notre poitrine, réceptacle de nos émotions. Il le compare avec le vent qui souffle sur la lande déserte, la neige qui obstrue l’entrée des maisons des pêcheurs. Le cœur de l’écriture de Stefansson résonne ainsi profondément en nous. Comme la coque de bois d’un navire qui craque dans la tempête. La tempête de la vie.
Jon Kalman Stefansson D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds,
Traduit de l’islandais par Éric Boury, Collection du Monde entier, Gallimard, août 2015. 448 pages. 22,50€
Les trois ouvrages précédents de Stefansson, Entre ciel et terre (à privilégier), La tristesse des anges et Le cœur de l’homme qui clôt sa trilogie sur l’Islande de la fin du XIX siècle, sont tous disponibles en Folio.