Il dessine le bonheur comme personne. Rencontre heureuse et souriante avec Jordi Lafebre dessinateur notamment des Beaux Étés et auteur de Malgré Tout.
À la rédaction d’Unidivers on est fan, voire groupie de Jordi Lafebre, le dessinateur des Beaux Étés et l’auteur solo de sa BD parue récemment Malgré tout sélectionnée dans les dix albums concourant pour le prix Quai des Bulles 2021.
Dans cet ouvrage, l’auteur barcelonais nous gratifie d’une histoire d’amour racontée à rebours, une machine à remonter le temps de quarante ans entre Ana et Zeno. Il y déploie toutes les qualités que l’on apprécie chez lui : tendresse, douceur, captation de l’air du temps et optimisme. Rencontrer le dessinateur c’est rencontrer ses personnages.
Affable, soucieux de dire un français juste et précis, il vous emmène par son sourire, dans ses dessins pour vous dire combien la vie peut être belle. La discussion est passionnante et on a du mal à se séparer. Quand dans un grand éclat de rire, il prend congé de vous on se dit qu’on aimerait bien que Jordi soit un ami.
Unidivers – Comment définiriez-vous la thématique principale de vos albums ?
Jordi Lafebre – La tendresse, les sentiments, c’est ce que l’on me dit habituellement. Et aussi une vision positive de la vie. C’est possible, mais ce n’est pas volontaire, c’est inconscient et probablement vrai. Cela me dépasse.
U – Vous êtes incorrigiblement optimiste ?
Jordi Lafebre – (éclats de rire) Non ! Non ! En tant qu’artiste c’est vrai que j’essaie d’amener des émotions positives, de la lumière. Cela fait partie pour moi d’une force mais aussi d’une obligation de la fiction. Mais moi je ne suis pas tellement optimiste ! Oh non !
Unidivers – Vos BD font du bien pourtant!
Jordi Lafebre – Merci ! Merci ! On tombe souvent dans le cynisme, l’égoïsme, le côté obscur de l’être humain. Comme si pour être à la mode il fallait toujours plus de noir, de sordide. C’est comme un peintre qui choisit sa palette de couleurs. Il y a une image à reproduire mais inconsciemment on choisit une gamme de couleurs. La mienne est plutôt lumineuse.
Unidivers – Vous me surprenez quand vous me dites que vous n’êtes pas optimiste.
Jordi Lafebre – Je ne suis pas pessimiste, mais je ne suis pas aussi optimiste que mes personnages. L’amour qui dure quarante ans comme dans Malgré tout, j’y crois absolument, même si je sais que réellement cela ne peut se passer comme dans mon récit qui est une forme de conte, mais le réalisme pur ne m’intéresse pas.
Unidivers – Vous dessinez la colère par exemple mais pas la violence ?
Jordi Lafebre – Cela reste du domaine de la palette. La colère est une frustration de nous tous mais que faire d’elle ? Le sentiment c’est la colère. La violence c’est notre choix d’utilisation de la colère et j’essaie de dessiner des personnages qui ne font pas ce choix. J’ai la même réaction avec le cynisme, la jalousie.
Unidivers – Il y a un autre lien constant dans vos dessins : météo et sentiment?
Jordi Lafebre – Cela fait partie de la magie de la bande dessinée. On peut tout dessiner en même temps alors que pour le cinéma par exemple on doit passer par trois canaux différents : l’image, la voix, le mouvement. Moi en un dessin je fais tout cela simultanément: le personnage, l’action la voix, le bruit et extraordinairement le sentiment. C’est formidable et unique. Dessiner le temps qu’il fait, cela permet d’aller plus loin dans la métaphore.
Unidivers – Vous êtes donc un dessinateur de la métaphore ?
Jordi Lafebre – Absolument. Sans complexe !
Unidivers – Vous dessinez la chaleur merveilleusement et cela fait du bien à vos personnages mais aussi à vos lecteurs.
Jordi Lafebre – En fait il y a des années je préparais une histoire qui se passait en Belgique avec Zidrou comme scénariste … belge, et Dargaud éditeur … belge. J’ai préparé mes planches, mais on me dit : « la lumière ce n’est pas du tout la lumière belge. Tu vas faire un voyage en Belgique ». J’y suis allé et cela m’a beaucoup parlé. J’ai intériorisé la lumière que je ne connaissais pas. Encore un choix inconscient.
Unidivers – J’ai lu que vous disiez avoir emprunté beaucoup au Manga ?
Jordi Lafebre – Il n’y a pas un rapport direct entre le Manga et mon dessin actuel mais le Comics, le Manga étaient très présents dans le marché de la bande dessinée en Espagne dans les années 90 et je ne peux cacher que mes lectures de jeunesse m’ont influencé.
Unidivers – Dans quels domaines ?
Jordi Lafebre – J’y ai trouvé la passion de raconter des histoires, de découvrir des personnages qui m’ont énormément marqué avec des héros un peu naïfs, mais courageux en même temps mais je reste dans mon style totalement européen, et disons, classique.
Unidivers – Certains vous reprochent une forme de bien-pensance, de naïveté, de politiquement correct. Que leur répondez-vous ?
Jordi Lafebre – J’accepte. C’est plus facile, plus moderne de faire dans le trash. La capacité de mes personnages de gérer le drame de manière positive n’est pas jugée comme réaliste. C’est ainsi et je n’y peux rien.
Unidivers – L’amour s’arrête à la tendresse, mais il n’y a pas de sexualité montrée ni dans Les Beaux Etés ni dans Malgré tout.
Jordi Lafebre – La sexualité a la capacité de changer complètement le style d’une histoire et on est plus à l’aise paradoxalement dans la violence que dans la sexualité. Dans les Beaux Étés il y a une évocation de la sexualité même si les albums restent très familiaux. Dans chaque tome on trouve un petit épisode sexuel sans être explicite. On ne montre pas, mais on fait des références. Cela suffit. Dans Malgré tout c’était plus compliqué car cela induisait des sentiments plus passionnels par rapport au romantisme que je voulais. Ce fut donc un choix très clair qui fut déterminé dès l’élaboration de mon scénario. J’avais essayé de rendre la passion charnelle de manière plus explicite mais cela ne fonctionnait pas. Toujours la palette (rires) !
Unidivers – Malgré tout est votre premier album solo.
Jordi Lafebre – C’est nouveau et totalement différent. En tant que dessinateur je me mets toujours au service du scénariste. Alors qu’auteur complet je me mets au service du lecteur mais aussi de personnages dont je tire les fils. Je suis très exigeant avec moi même, avec le message que je transmets. Une fois le récit écrit je me mets de nouveau au service du scénario, mais du mien cette fois-ci. Mais on n’est jamais tout à fait seul non plus. Il y a l‘éditeur qui soutient l’auteur et je remercie ces gens qui sont cachés.
Unidivers – Pourtant avec Zidrou cela se passe très bien?
Jordi Lafebre – Oh là là. Zidrou a une palette assez large, capable d’aller même dans le très noir, mais quand on travaille ensemble on fait le choix de choisir le côté positif des choses. On se comprend parfaitement avec une sensibilité proche.
Unidivers – De Beaux étés comme Malgré tout sont des albums qui cassent la chronologie linéaire. Une volonté consciente ?
Jordi Lafebre – Absolument pas. Pour Malgré tout, je lisais un roman épistolaire La ville et la maison de l’Italienne Natalia Ginsburg. Deux personnages s’aiment, mais sont incapables de se le dire. C’est un roman du silence, de l’incapacité humaine à communiquer de manière sincère. Le thème me plaisait et j’ai eu l’image du paquet de lettres que l’on s’envoie et quand on le reprend la dernière lettre reçue, celle des adieux, est la première de la pile. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de commencer mon histoire par la fin.
Unidivers – Zeno est libraire. C’est une signification symbolique ? Une métaphore de nouveau ?
Jordi Lafebre – (rires) Je fais référence à des oeuvres littéraires nombreuses comme Anna Karenine, Dante et je ne voulais pas que cela devienne trop lourd. L’un des concepts de départ de ma BD c’était de faire de mon album, un roman. La littérature est une des sources d’inspiration de mon histoire. Je suis un grand lecteur et amoureux de la littérature. Oh oui ! Zeno libraire est donc cohérent.
Unidivers – La ville dont Ana devient maire est-elle une ville réelle?
Jordi Lafebre – Je devais mettre en scène un personnage féminin attaché à sa carrière professionnelle et pour empêcher Ana et Zeno d’être ensemble il fallait un travail public qui lui interdisait d’avoir une vie privée totalement libre. Maire d’une ville est un bon équilibre qui évitait de parler de politique nationale. La ville ne pouvait donc être réelle. C’est une ville « littéraire ».
Unidivers – C’est Ana qui a le pouvoir. Est ce votre contribution au féminisme ?
Jordi Lafebre – Je voulais un personnage féminin fort, intelligent, doté d’un pouvoir alors que Zeno est plus intellectuel, plus romantique. Ce partage me semblait moins cliché. C’est étonnant le fait que ce soit elle qui soit politique, soit étonnant. Sans être féministe cette situation envoie quand même un certain message. La preuve on en parle. Il y a aussi trois personnages homosexuels. Ce n’est pas anodin de ma part. Pas de message, mais au lecteur de comprendre.
Unidivers – Dans de Beaux Étés tome 6, il y aussi des « Momosexuels »? JL: Il faut normaliser dans la fiction des actes qui ont été normalisés dans la société. Il y a plusieurs manières d’être militant. Le militant de première ligne que je respecte mais ce n’est pas mon cas. Je suis plutôt le militant de dernière ligne, celui qui accompagne la manifestation. Mais j’y participe à ma manière et avec mes moyens.
Unidvers – Vous avez dit à plusieurs reprises que les Beaux Etés sont une BD familiale.
Jordi Lafebre – On nous dit souvent : à la maison tout le monde lit Les Beaux Etés. Ça c’est formidable. Ce n’était pas notre idée de départ, et ce n’était pas calculé, mais au fur et à mesure on s’est aperçu que le sujet « famille » parlait à toute la famille. Alors on y est allé. À chaque album on a pointé en particulier un personnage différent, de petits ingrédients dramatiques, relations dans le couple, entre frères et soeurs. Au départ on pensait à un lectorat adulte uniquement.
Unidivers – Comment travaillez-vous avec Zidrou?
Jordi Lafebre – Avant la création du scénario on dialogue sur le choix du sujet. Quel personnage peut on travailler ? Lequel a-t-on un peu oublié ? Zidrou a un talent énorme pour décrire des tranches de vie, camper des personnages. Maintenant j’ajoute de plus en plus de choses de mon côté par des gags visuels par exemple. J’ai beaucoup de liberté autant pour le découpage que pour modifier des mises en scène.
Unidivers – Et le prochain thème du futur album ?
Jordi Lafebre – On ne sait pas. On est pris beaucoup chacun de notre côté et on ne sait pas si il y aura un septième tome. On n’avait jamais envisagé une telle série. Zidrou est sur un autre travail et moi même je suis à nouveau en train d’écrire.
Unidivers – Seul à nouveau ?
Jordi Lafebre – Eh oui. Je ne vous en dirai pas plus. C’est une fiction. C’est trop tôt. Je ne vous dirai rien. (éclats de rire). La création d’un scénario dans mon cas ce n’est pas immédiat. C’est la fermentation dans ma tête et je refuse d’en parler parce que cela risque de tout modifier.
Propos recueillis à St Malo lors du Festival Quai des Bulles.
Illustrations Jordi Lafebre. Éditions Dargaud.