Dans la région de Murcie, au sud-est de l’Espagne, la ville de Jumilla vient de voter une motion qui interdit la célébration des fêtes musulmanes dans l’espace public. Portée par le parti ultranationaliste Vox et soutenue par les conservateurs du Parti populaire (PP), cette mesure suscite un vif débat national, entre défense d’un « héritage chrétien » et dénonciation d’une discrimination contraire à la Constitution.
La position des partisans : défendre une identité culturelle et « préserver l’ordre public »
Pour ses promoteurs, l’interdiction n’est pas une attaque contre une religion en particulier, mais une mesure visant à protéger « les valeurs et manifestations traditionnelles » de Jumilla et de l’Espagne.
- Vox, très implanté dans la région, assume vouloir ancrer l’idée d’une Espagne « aux racines chrétiennes ». Ses responsables estiment que les fêtes religieuses doivent se dérouler dans les lieux de culte et que l’espace public doit rester réservé aux événements soutenus par la municipalité.
- Le Parti populaire local avance également des arguments d’« égalité de traitement » : selon lui, aucun groupe religieux ne devrait pouvoir occuper l’espace public sans autorisation municipale, ce qui permet de garantir « la neutralité des lieux communs » et d’éviter « les tensions communautaires ».
- Certains élus de droite invoquent aussi des raisons de logistique et de sécurité : gestion des foules, circulation, propreté, nécessité de mobiliser des moyens municipaux. Ils affirment que la mesure ne touche pas uniquement les musulmans mais s’appliquerait à toute activité religieuse non soutenue par la ville.
Les critiques : une mesure discriminatoire qui fragilise la cohésion sociale
À gauche, comme dans une partie de la société civile, le texte est perçu tout autrement.
- Le Parti socialiste (PSOE), par la voix de Francisco Lucas, dénonce « une violation de la Constitution » et en particulier de l’article 16, qui garantit la liberté religieuse et de culte. Il accuse la droite locale de chercher un bénéfice politique immédiat au prix de la cohésion sociale.
- La ministre des Migrations, Elma Saiz Delgado, a qualifié la décision de « motion raciste » à la télévision publique, affirmant qu’elle stigmatise spécifiquement la communauté musulmane.
- La Fédération espagnole des entités religieuses islamiques souligne que les fêtes comme l’Aïd el-Fitr ou l’Aïd el-Kébir, souvent célébrées dans des espaces municipaux faute de mosquées assez grandes, sont des moments fédérateurs et pacifiques. Les interdire dans ces lieux revient, selon elle, à exclure les fidèles de la vie publique.
- Des associations antiracistes rappellent également que l’argument identitaire occulte une part de l’histoire espagnole : huit siècles de présence musulmane ont façonné la culture, l’architecture et même la langue du pays.
La longue histoire musulmane de l’Espagne
Entre 711 et 1492, la péninsule Ibérique connut près de huit siècles de présence musulmane, principalement sous l’autorité d’al-Andalus. Cette période fut marquée par :
- Un essor culturel et scientifique : développement de l’astronomie, des mathématiques, de la médecine, préservation et traduction des textes antiques.
- Un patrimoine architectural majeur : mosquée-cathédrale de Cordoue, Alhambra de Grenade, Alcazar de Séville…
- Un brassage culturel avec les communautés chrétiennes et juives dans un contexte alternant cohabitation et conflits.
L’expulsion définitive des musulmans d’Espagne, entamée dès la Reconquista et finalisée au début du XVIIᵉ siècle, n’a pas effacé l’empreinte profonde de cette présence sur la langue (plus de 4 000 mots espagnols d’origine arabe) et sur les traditions.

Comparatif européen : comment d’autres pays gèrent l’usage religieux de l’espace public
- France : La loi de 1905 impose la neutralité de l’État et ne subventionne en principe aucune religion (en réalité, c’est le cas à travers des subventions attribuées à des associations culturelles d’expression religieuse…), mais n’interdit pas les célébrations religieuses dans l’espace public si elles respectent l’ordre public et sont déclarées en préfecture.
- Belgique : Les communes peuvent autoriser ou refuser l’usage d’espaces publics pour des célébrations religieuses, mais les refus doivent être motivés et proportionnés.
- Royaume-Uni : Grande liberté d’expression religieuse dans l’espace public, sous réserve d’obtenir des permis municipaux. Les fêtes musulmanes, sikhes ou hindoues sont régulièrement célébrées en plein air.
- Allemagne : Les Länder fixent leurs règles. La plupart autorisent les fêtes religieuses dans l’espace public avec encadrement administratif, notamment pour des raisons de sécurité.
- Pays-Bas : La tolérance est la règle, mais certaines municipalités imposent des restrictions en matière de bruit, d’horaires ou d’occupation prolongée de la voie publique.
Ce panorama montre que la décision de Jumilla, par son caractère spécifique aux fêtes musulmanes, se démarque des approches européennes généralement fondées sur des critères généraux applicables à toutes les confessions.
Entre identité nationale et pluralisme : un débat plus large
Ce bras de fer à Jumilla dépasse la commune. Il reflète :
- La montée des partis nationalistes qui veulent réaffirmer l’héritage chrétien face à l’immigration.
- La tension entre centralité culturelle et diversité religieuse, avec des municipalités oscillant entre ouverture et repli.
- La crainte d’un précédent juridique : si la mesure est validée, elle pourrait inspirer d’autres villes espagnoles.
Et après ?
Des recours pourraient être déposés devant la justice administrative pour contester la motion au nom de la liberté religieuse. En attendant, la décision reste en vigueur : les quelque 27 000 habitants musulmans de Jumilla devront désormais se limiter aux mosquées ou à des lieux privés pour leurs célébrations.
La question demeure : cette interdiction renforcera-t-elle la cohésion sociale, comme l’affirme la majorité municipale, ou creusera-t-elle les lignes de fracture, comme le redoutent ses opposants ? Jumilla est devenue un laboratoire du débat espagnol (et européenn) sur la place du religieux (musulman) dans l’espace public.
Volonté populaire et primauté du Législateur
Que faire en cas de choc entre la volonté populaire (majoritaire dans une ville ou un pays) et les garde-fous juridiques prévus par les Constitutions et le droit européen ? En Espagne comme ailleurs en Europe, même si une majorité de citoyens souhaite interdire une pratique religieuse ciblée (ici musulmane), la loi ne peut pas se résumer à la loi du nombre. Elle est limitée par des droits fondamentaux considérés comme inaliénables.
1. Le cadre juridique espagnol
En Espagne, la Constitution de 1978 fixe les limites de la volonté populaire en matière religieuse :
- Article 16 : garantit la liberté idéologique, religieuse et de culte, sans autres restrictions que celles nécessaires au maintien de l’ordre public.
- Article 14 : interdit toute discrimination pour des raisons de religion.
- Article 9.1 : impose aux pouvoirs publics de respecter et protéger ces droits fondamentaux.
Conséquence :
- Même si un référendum local ou national approuvait l’interdiction des fêtes musulmanes dans l’espace public, le Tribunal constitutionnel pourrait l’annuler pour violation des droits fondamentaux.
- Une majorité municipale ne peut pas voter une norme qui cible implicitement ou explicitement une religion particulière sans tomber dans l’illégalité.
- Les juges espagnols appliquent souvent un principe de proportionnalité : limiter un droit n’est possible que si la restriction est justifiée, nécessaire et proportionnée par rapport à un objectif légitime (sécurité, santé publique…).
La protection au niveau européen
L’Espagne est liée à deux systèmes supranationaux qui limitent la souveraineté majoritaire sur ces questions :
a) Union européenne
- Article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE : protège la liberté de pensée, de conscience et de religion.
- Article 21 : interdit toute discrimination fondée sur la religion.
Ces dispositions ont valeur contraignante pour les États membres lorsqu’ils appliquent le droit de l’UE. Une loi nationale discriminatoire pourrait donc être attaquée devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) si elle s’inscrit dans un domaine couvert par le droit communautaire (par exemple, la libre circulation ou la non-discrimination dans l’emploi et les services publics).
b) Conseil de l’Europe / CEDH
- Article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme : protège la liberté de religion, y compris sa manifestation en public.
- Les restrictions doivent être prévues par la loi, poursuivre un objectif légitime (sécurité, ordre public, santé, moralité) et être nécessaires dans une société démocratique.
- La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamne régulièrement les États qui adoptent des mesures discriminatoires ciblant une confession particulière, même avec un soutien populaire massif.
Le dilemme démocratique : majorité vs. État de droit
On touche ici au cœur de la démocratie constitutionnelle :
- La démocratie électorale pure : la majorité décide et sa décision s’applique.
- La démocratie libérale/constitutionnelle : la majorité gouverne, mais dans le cadre de règles qui protègent les droits fondamentaux de tous, y compris des minorités.
En Espagne, comme dans toute l’UE, c’est le second modèle qui prévaut. Cela signifie que :
- La volonté populaire n’est pas toute-puissante : elle est encadrée par des normes supérieures.
- Les droits fondamentaux sont pensés comme des limites au pouvoir majoritaire pour éviter la « tyrannie de la majorité » (concept développé par Tocqueville).
Ce qui pourrait réellement se passer à Jumilla ou ailleurs
Si une majorité locale ou nationale persistait à vouloir interdire spécifiquement les manifestations religieuses musulmanes :
- À court terme : adoption de règlements ou lois, application locale.
- À moyen terme : dépôt de recours devant la justice espagnole par des associations, communautés religieuses ou ONG.
- À long terme : si la justice nationale valide la mesure, possibilité de recours devant la CEDH.
- Les condamnations internationales entraîneraient des obligations de modification de la loi et, en cas de résistance, une pression diplomatique et politique au sein de l’UE.
En clair : la majorité peut imposer temporairement sa volonté, mais les contre-pouvoirs judiciaires et internationaux finiront, dans la plupart des cas, par rétablir la protection des droits fondamentaux. Sauf en cas d’élection à tous les échelons électifs de l’extrême-droite qui modifierait le droit ou/et de guerre civile. En cas de guerre civile entre une partie majoritaire (même relative) de la société contre la partie d’expression musulmane (manifeste ou non€, l’Etat n’aura pas beaucoup de latitude pour apaiser la situation…
