Karine Dabadie Corps, corps, corps : quand la médecine légale devient plaidoyer pour les vivants

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Il est rare qu’un médecin légiste prenne la plume. Et plus rare encore qu’il le fasse pour interroger non seulement la mort, mais aussi la vie, la justice et notre capacité collective à protéger les plus vulnérables. Dans Corps, corps, corps, carnet d’une médecin légiste (Éditions Globe, avril 2025), Karine Dabadie, aux côtés de la journaliste Macha Séry, livre un récit à la fois intime, clinique et politique.

Loin des clichés du polar où le légiste n’est qu’un expert à froid, elle rappelle que derrière chaque autopsie il y a une histoire, un parcours, une douleur. « On doit aux morts de respecter leur corps. Car sur chaque corps s’imprime un parcours de vie », écrit-elle. Ce respect, elle le doit autant à l’enfant martyrisé qu’à la femme battue, autant au migrant anonyme qu’à la victime de féminicide.

Urgentiste à Bordeaux avant de devenir légiste, Karine Dabadie a dirigé l’Institut de médecine légale de Pointe-à-Pitre de 2010 à 2016. Là, elle initie un protocole novateur de signalement des violences conjugales, convaincue que son rôle ne s’arrête pas à constater les drames mais qu’il peut, en amont, aider à les prévenir. Ces années aux Antilles marqueront profondément son parcours : un laboratoire d’innovation humaine et judiciaire, qui prouve que la médecine légale n’est pas condamnée à l’impuissance.

Le livre est traversé de cas concrets, souvent insoutenables. Un enfant de huit ans mort de dénutrition et de déshydratation, « son cœur pesait à peine 68 grammes » ; des femmes assassinées par des conjoints violents, alors que des plaintes restaient sans suite. Face à ces histoires, Karine Dabadie pose les vraies questions : Pourquoi le nombre de féminicides ne baisse-t-il pas ? Pourquoi nos systèmes de signalement échouent-ils encore ?

Chaque scène de crime devient pour elle non pas une simple enquête, mais une interrogation morale et sociale. À travers les chairs meurtries, c’est la faillite des institutions qui s’expose.

Mais Corps, corps, corps n’est pas seulement un livre de légiste. C’est aussi une confession. Karine Dabadie y évoque ses propres blessures : l’agression sexuelle subie à l’âge de treize ans, les difficultés de femme et de mère dans un milieu professionnel encore dominé par les hommes, le piège du harcèlement. Elle parle sans détour de ses failles, et de la façon dont la danse, ses proches, et sa propre pratique de la médecine l’ont aidée à se reconstruire.

Ce mélange d’essai, de témoignage et d’introspection confère au livre une force singulière. L’écriture, jamais sensationnaliste, oscille entre précision clinique et élan humaniste. Elle rappelle que le corps est toujours une mémoire ; mémoire de la vie, mémoire de la souffrance, mémoire du silence trop longtemps gardé. À l’heure où la pandémie de Covid-19 a ramené brutalement la question de la mort au cœur de nos existences collectives, son récit trouve une résonance particulière. Il interroge la manière dont nos sociétés affrontent la finitude, mais aussi ce qu’elles font – ou omettent de faire – afin de protéger les vivants avant qu’il ne soit trop tard.

Dans la France des années 2020, où les féminicides restent une réalité endémique, où les violences faites aux enfants peinent à trouver une réponse judiciaire adaptée, Karine Dabadie apporte une voix rare. Celle d’une professionnelle qui connaît la mort dans sa matérialité la plus crue, mais qui choisit de se battre pour que d’autres vies soient sauvées.

Corps, corps, corps est à la fois un guide de survie, un cri d’alarme et une main tendue. La lectrice en sort bouleversée, mais aussi appelée à ne pas rester spectatrice. Car, comme le rappelle Karine Dabadie et Macha Séry : il est inconcevable d’attendre l’irrémédiable.

Karine Dabadie et Macha Séry, Corps, corps, corps. Carnet d’une médecin légiste, Éditions Globe, 160 p., 19 €.