Une « anomalie dans les ténèbres ». C’est ainsi que Valentine Goby parle de la Kinderzimmer. Une anomalie si incroyable que personne n’aurait pu imaginer qu’elle existe réellement. Et surtout pas les détenues du camp de concentration de Ravensbrück qui compte en 1944 plus de 40 000 femmes.
La Kinderzimmer ? Comme son nom l’indique, c’est une chambre pour les enfants, une pièce où sont rassemblés les nouveau-nés et les bébés un peu plus âgés. Oh, guère plus, car en général ils ne dépassent pas trois mois, mourant de malnutrition, de maladies ou tout simplement à moitié bouffés par les rats… Pourtant, cette Kinderzimmer existe bel et bien, au milieu de ce néant, de cet endroit inhumain où les prisonnières ne sont plus rien, ne valent plus rien, où elles sont promises à une mort quasi certaine…
Suzanne se souvient du camp et elle témoigne dans les écoles pour que la mémoire aide à ce que la barbarie ne se reproduise jamais. Elle partage son expérience, son savoir jusqu’au jour où une question innocente d’une jeune élève la replonge dans l’enfer du camp. Et d’un coup, c’est comme si tout s’écroulait, tout ce monde qu’elle a réussi à reconstruire à son retour. Car elle réalise en un instant que ce qu’elle transmet est erroné, qu’en fait elle ne savait rien, ou pas grand-chose, en tout cas qu’elle ne savait pas que c’est vers Ravensbrück qu’on les emmenait ce jour d’avril 1944 où elle fut arrêtée. Et que chaque moment vécu ensuite, elle ne savait que ce qui se passait à la seconde même, et rien de l’après, et si peu de l’avant.
Parce que vivre dans ce camp, ça n’était pas une vie, justement. Que chaque instant était volé sur la mort, sur un avenir hypothétique. Parce qu’il fallait tenir. Tenir pour revoir les siens, un jour, peut-être. Et dans le cas de Suzanne, devenue Mila au camp, tenir pour le bébé qui est venu avec elle du monde extérieur, ce pauvre fœtus qui tente tant bien que mal de se développer en elle, puisant la moindre réserve, la plus infime parcelle de vie pour se développer.
Au milieu des hurlements, vociférations et cris des Allemands, des chiens, de la boue, des maladies, de la chambre à gaz ou des camions sensés vous emmener dans un autre camp moins terrible, du froid, de la faim si intense qu’on peut sucer des feuilles d’arbre ou manger des restes avariés même pas bons pour les cochons, la vie est là, toute minuscule, si fragile que la grossesse de Mila ne se remarque pas et que seules ses co-détenues savent. Et juste parce qu’un jour, le chien n’a pas mordu, la jeune femme s’accroche, elle décide de vivre, enfin, de toute faire pour vivre, de se battre, de combattre même en usant de ruses subtiles face à l’ennemi, aux gardiens du camp. L’entraide joue à fond parce que Mila représente l’espoir, l’idée qu’on n’ose pas toucher du doigt que, peut-être, on pourrait en sortir vivante. Et quand Mila découvre la Kinderzimmer et ses bébés, l’espoir enfle pour elle et ses camarades. Un espoir pourtant bien fragile…
Ce roman est une merveille. Difficile à lire en raison du sujet, mais un bijou de finesse, de pudeur, d’émotions. Il parle de mort, mais est d’une force incroyable, et rempli d’espoir. C’est un fluide vital qui vous traverse, vous transperce, et vous laisse abasourdi : beauté du texte et horreur du récit se fondent l’un dans l’autre, s’appellent, se soutiennent l’un l’autre. Valentine Goby mêle avec art la fiction à la réalité de la guerre. Elle arrive à instaurer de l’humanité, de la vie dans ce camp de mort.
Un grand roman.