La Marche brisée #3 – Anna-Maria Le Bris, Francesco Ditaranto

La Marche brisée est une série work in progress créée à quatre mains par Anna-Maria Le Bris et Francesco Ditaranto. Elle fait partie des deux projets retenus par Unidivers au titre de l’Appel à projets artistiques 2015.

 

Cher Professeur,

Depuis deux jours je ne mange plus. Mercredi matin, une patiente du Centre s’est suicidée. Au moment du petit-déjeuner, elle s’est jetée par la fenêtre du troisième étage. J’avais commencé à expérimenter avec elle une réduction progressive du dosage des thymorégulateurs, associée à des séances régulières de thérapie par la parole.

Étant hospitalisée, c’était plus facile pour moi de parler avec elle régulièrement, même hors de mon bureau, de manière plus informelle. Il nous arrivait de nous balader au jardin en discutant de son histoire. Je lui posais des questions et je lui décrivais aussi ma vie à Paris. Elle ne m’écoutait pas toujours, ou répétait des mots sans me donner l’impression de comprendre mon discours.

Elle avait soixante ans et disait avoir été une actrice de théâtre très connue avant la Seconde Guerre Mondiale. Plusieurs fois elle m’a parlé de son histoire et de sa fille qu’elle eût très jeune, qu’elle n’a jamais revue après son premier internement, à 25 ans. Jusque-là ses souvenirs paraissaient un peu flous, mais généralement cohérents d’un point de vue chronologique. En revanche, sa façon de raconter changeait du tout au tout lorsqu’on évoquait ensemble sa vie à l’asile.

Elle devenait extrêmement sûre et son articulation devenait presque fluide, mais elle perdait alors toutes références temporelles. Il y avait un écart notable entre ses deux narrations. Après nos premières rencontres, je me suis rendu compte qu’elle ne décrivait pas son internement, mais celui de Frances Farmer, cette actrice américaine enfermée dans un asile puis lobotomisée. Ma patiente m’a confessé avoir été « violée par les infirmiers ; rongée par les souris ; empoisonnée par la nourriture ; enchaînée dans des cellules capitonnées ; immobilisée des heures durant par la camisole de contention ; immergée de force dans des baignoires remplies d’eau glacée. ». Je ne peux affirmer en toute conscience qu’elle m’aurait menti, avant tout car je ne sais comment elle aurait pu prendre connaissance de l’histoire de Frances Farmer. Néanmoins je suis frappé par la similitude entre ces deux narrations, tout comme leur mise en doute.

Depuis sa mort, l’atmosphère autour de moi a changé. Le reste de l’équipe est convaincu qu’elle s’est tuée à cause de la baisse du dosage de médicaments que j’avais décidé d’expérimenter. Ils ne m’ont rien dit, mais leur opinion est assez évidente. Je sens le poids de leurs regards. Je vois bien qu’ils arrêtent de parler quand je rentre dans la salle commune. Peut-être me suis-je trompé avec elle. Je n’ai peut-être pas assez réfléchi. J’aimerais connaître votre avis.

Aujourd’hui c’était le jour de son enterrement. Au cimetière j’ai croisé mon patient Pascal : il était fatigué, à bout de nerfs. Il me regardait d’une manière étrange. J’ai jugé opportun de le convoquer dans mon bureau. Il n’était pas trop disposé à parler et je lui ai prescrit de l’acide valproïque, au dosage minimum.

Je suis envahi par les doutes. J’aurais bien besoin d’en discuter avec vous.

Mes meilleurs sentiments,
Joseph Calvez

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