La Marche brisée est une série work in progress créée à quatre mains par Anna-Maria Le Bris et Francesco Ditaranto. Elle fait partie des deux projets retenus par Unidivers au titre de l’Appel à projets artistiques 2015.
Cher Professeur,
J’ai rencontré l’un des infirmiers qui pratiquaient l’électroconvulsivothérapie pendant les internements de mon patient Pascal. Il m’a invité à prendre un café chez lui. Il vit seul ; sa femme est morte d’un cancer l’année dernière. Il y a maintenant cinq ans que M. Stephan est à la retraite, mais il se souvenait très bien de mon patient, qu’il avait assisté plusieurs fois pendant et après les séances.
Je lui posé beaucoup de questions à propos de Pascal. Peut-être trop de questions.
Le retraité m’a expliqué qu’il était chargé de lui administrer l’anesthésiant avant les électrochocs. Il avait dû le faire au moins une trentaine de fois, donc pendant deux cycles, voire plus. Il a ensuite ajouté que Pascal « n’était pas du tout méchant ». Feignant l’étonnement, je lui ai rétorqué que la fiche de Pascal parlait clairement d’un individu agressif, faux et égocentrique, atteint d’une syndrome bipolaire. Mr Stephan s’est rétracté, insistant sur le fait qu’il n’était pas psychiatre, et même plus infirmier désormais. Mais lui, n’avait jamais remarqué aucune agressivité. Parfois, il est vrai, Pascal s’énervait juste avant la sismothérapie, mais c’était compréhensible : il avait peur. Il m’a révélé que mon adjoint s’assurait à chaque fois que Pascal fût le dernier à recevoir le traitement. « Nous procédions par ordre, et votre patient était toujours l’ultime sur la deuxième file. Il voyait pratiquement tous les autres, avant d’être anesthésié. Quant au diagnostic, moi je n’en sais rien. C’est le docteur Neuille, votre adjoint, qui en était chargé. »
J’ai appris alors que mon prédécesseur n’était que très rarement présent au Centre. Il était « le grand professeur », qui donnait des cours à l’université. Il déléguait tout à Michel Neuille, qui décidait alors des traitements à administrer aux patients et dirigeait quasiment l’asile. C’est donc mon adjoint qui avait décidé de soumettre Pascal à l’électroconvulsivothérapie.
« Clairement, et bien plus que cela, a continué l’ancien infirmier. Un jour, le docteur Neuille m’a dit que si l’état de Pascal ne s’améliorait pas, il fallait essayer l’insulinothérapie. On lui a donc administré une dose d’insuline. Il est resté dans le coma pendant des heures. J’étais persuadé qu’il allait mourir, mais le docteur ne semblait pas inquiet. Il m’a expliqué qu’il s’agissait d’une théorie révolutionnaire, élaborée par Kalinowsky. Oui, je me rappelle bien. Il m’avait dit Kalinowsky. J’ai fait à Pascal plusieurs séances d’insuline, en alternance avec l’électrochoc.»
Il n’y eut aucune amélioration pour Pascal, ils arrêtèrent donc l’insulinothérapie. Les séances d’électrochocs se sont poursuivies. M. Stephan se souvenait que Pascal perdait de plus en plus la mémoire. C’était parfois l’infirmier qui devait lui rappeler qui il était et où il se trouvait. Certains jours, Pascal lui donnait l’impression de perdre presque totalement la perception de l’espace et du temps.
Quand j’ai réinterrogé M. Stephan sur les comportements agressifs de mon patient, il m’a répondu que pour lui, il était plutôt dépressif. Je suis devenu pressant, lui reparlant de la fiche de suivi de Pascal, où un tel état n’avait jamais été signalé et où l’on indiquait une attitude violente. « Je ne sais pas quoi vous répondre, docteur. Je n’étais qu’un infirmier, même pas. Vous savez, nous étions dans l’asile à faire plutôt les gardiens. Il y avait tous ensemble les alcooliques au stade terminal, les aliénés, les agressifs, les déments. On savait bien qu’on n’était pas là pour soigner les patients, mais pour les faire rester tranquilles, en attendant qu’ils meurent ». Il a conclu ainsi.
Je continue à ne rien comprendre, professeur. Le diagnostic, le choix des thérapies…
J’ai vraiment besoin de votre aide.
Mes meilleurs sentiments,
Joseph Calvez