La Marche brisée est une série work in progress créée à quatre mains par Anna-Maria Le Bris et Francesco Ditaranto. Elle fait partie des deux projets retenus par Unidivers au titre de l’Appel à projets artistiques 2015.
Cher Professeur,
Comme je vous l’ai déjà mentionné dans mes dernières lettres, je crois qu’il est nécessaire de comprendre pourquoi la fiche de mon patient Pascal mentionne un individu agressif et atteint de trouble bipolaire, alors qu’il n’y a aucun élément qui puisse confirmer ce diagnostic.
J’ai été dans le bureau de mon adjoint, Michel Neuille. À l’évidence, il me hait. Il était assis, faisant semblant d’avoir trop de travail pour me parler. Je l’ai interrogé sur le dossier de Pascal. Il m’a répondu d’une manière vague, par monosyllabe.
J’ai dû hausser le ton, en lui rappelant que j’étais son supérieur. Comme tous les lâches, il a soudain changé d’attitude. Mais ses réponses ne m’ont pas aidé. Il a jeté toutes responsabilités sur mon prédécesseur. Il n’aurait fait que s’en tenir à ses indications et aurait simplement suivi ses ordres, l’ancien directeur déterminant les diagnostics et traitements. Au premier internement de Pascal, mon adjoint était d’ailleurs trop jeune pour avoir eu de vrais pouvoirs de décisions.
Je lui ai fait rapidement part de mon entretien avec l’infirmier qui l’assistait pendant les séances d’ECT, et qui considérait Pascal comme étant plutôt dépressif. Quand je lui ai fait remarqué que je n’avais encore trouvé personne qui puisse soutenir que mon patient était agressif, il m’a répondu sans sourcilier :
« Docteur Calvez, votre patient, Pascal si vous préférez, a essayé d’agresser à plusieurs reprises des infirmiers. On a été obligés de le calmer et de l’attacher à son lit pendant des jours. Il se mordait aussi, jusqu’à saigner. Il était dangereux, pas seulement pour les autres. Je n’étais pas là quand il a été hospitalisé la première fois, mais ils m’ont rapporté qu’il était totalement ivre et avait agressé deux gendarmes. Est-ce que tout cela ne vous suffit pas ? Une autre fois encore, où cette fois j’étais présent, il a été interné soûl et délirant. De toute façon, tout le monde, dans notre village, sait qu’il était fou, même avant son internement. Connaissez-vous l’histoire de sa famille ? Son père était fou, sa mère était folle. Les deux sont morts dans cet asile. »
J’étais énervé par sa dernière allusion. J’ai répondu que j’étais au courant mais que cela ne signifiait rien. Il m’a regardé dans les yeux et a continué à parler de manière de plus en plus ambiguë :
« Docteur Calvez, vous êtes libre de ne pas me croire, alors je vous répète ce que je viens de vous expliquer : je n’ai fait que m’en tenir aux indications de votre prédécesseur. Rien de plus. J’étais l’assistant du professeur, je n’avais pas le droit de parole sur les diagnostics et les choix des traitements. D’ailleurs, cela sera exactement ce que je dirai aux inspecteurs la semaine prochaine : je ne suis qu’assistant. Ce n’est pas moi qui décide des changements d’une thérapie.»
Étonné à propos d’une enquête, il m’a annoncé la visite d’inspecteurs du Ministère de la Santé d’ici une semaine. La famille de ma patiente qui s’est suicidée, dont je vous avais longuement parlé, a porté plainte contre le Centre. « Personne ne vous a prévenu ? » Neuille a gardé une espèce de grimace, en attendant ma réponse. Je lui ai souhaité une bonne fin de journée. Rien d’autre. Je suis sorti de son bureau.
Comme vous vous en doutez, je ne crains pas l’arrivée des inspecteurs ; mais je suis certain que Neuille essaiera de me nuire. De plus, il est clair qu’il ne me dit rien de véritable à propos de Pascal.
Mes meilleurs sentiments,
Joseph Calvez