Il y a, à l’origine de Collaborations. Enquête sur l’extrême droite et les milieux d’affaires, un moment de bascule bien identifié : la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024, le relâchement spectaculaire du « barrage républicain » et la perception, chez nombre d’acteurs économiques, qu’un pouvoir dominé par le Rassemblement national n’est plus une hypothèse d’école mais un scénario de gouvernement.
Laurent Mauduit, journaliste économique depuis plus de quarante ans et cofondateur de Mediapart, dit avoir alors ressenti une urgence, celle de documenter ce rapprochement, souvent discret, entre une partie du capitalisme français et l’extrême droite, avant qu’il ne soit tenu pour normal.
Son livre repose sur une idée simple mais lourde d’implications. Dans l’histoire européenne, l’extrême droite n’a jamais accédé au pouvoir sans qu’une fraction significative des milieux d’affaires y consente, l’accompagne ou l’anticipe. Laurent Mauduit rappelle cette leçon – qui va des années 1930 au régime de Vichy – afin de mieux montrer qu’elle est en train de se rejouer sous des formes contemporaines. Depuis 2024, explique-t-il, des patrons de grands groupes comme des dirigeants de PME renoncent à la vieille consigne de non-alignement sur l’extrême droite et se préparent à composer avec elle. Certains par intérêt, d’autres par conviction, beaucoup parce qu’ils sentent le vent tourner.
Ce qui distingue l’enquête de Laurent Mauduit d’un réquisitoire général contre « le patronat », c’est son déplacement du regard. Le débat public s’arrête souvent au Medef, à ses déclarations prudentes et à sa langue de bois. Laurent Mauduit, lui, descend dans les étages moins visibles du capitalisme français, et nomme l’Afep (Association française des entreprises privées) comme véritable cœur battant de la grande entreprise. C’est là, dans cette structure largement inconnue du grand public, que s’élaborent les positions, que se relâchent les lignes rouges et que s’observe, au printemps 2024, la décomposition du barrage républicain. Autrement dit, pour comprendre pourquoi des chefs d’entreprise se disent désormais prêts à travailler avec le RN, il ne suffit pas d’écouter les communiqués du Medef, il faut regarder les cercles plus feutrés où s’articulent les intérêts.
L’ouvrage fait aussi quelque chose de précieux : il raccorde l’actualité brûlante – Trump réélu, les sorties radicales d’Elon Musk, la vogue d’un capitalisme autoritaire à la Milei – avec des strates plus anciennes de notre droit. Laurent Mauduit rappelle en effet que le droit français des sociétés garde la marque de Vichy. Le régime avait consacré, en l’adaptant, le Führerprinzip dans la gouvernance d’entreprise en hypertrophiant la figure du PDG. L’Allemagne d’après-guerre est revenue de ce schéma trop vertical ; la France, non. Résultat : nous avons un capitalisme qui fonctionne déjà sur un mode fortement hiérarchisé, peu porté sur le contre-pouvoir, et donc particulièrement compatible avec un pouvoir politique qui promet ordre, répression plus ferme et stabilité réglementaire. Le trait est important, car il montre que la convergence actuelle n’est pas seulement idéologique ; elle est aussi institutionnelle.
Le livre ne s’en tient pas aux cas les plus exposés – Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Charles Beigbeder, Pierre-Édouard Stérin – dont les positions, les rachats de médias (ces milliardaires se régalent des subventions que leur octroie la Direction des médias du ministère de la Culture au détriment des petits et moyens éditeurs de presse) ou les proximités sont désormais publics. Laurent Mauduit met en lumière tout un second cercle de patrons moins connus, parfois provinciaux, qui emboîtent le pas pour des raisons plus triviales : obtenir un environnement fiscal stable, faire reculer le droit du travail, sécuriser les marchés publics, profiter d’un discours « pro-entreprise » débarrassé des précautions de langage. Dans une phase de crise prolongée du capitalisme, l’extrême droite apparaît, pour eux, comme l’offre politique la plus simple : protection aux frontières, fermeté sociale, allègement de certaines contraintes, mise au pas des contre-discours médiatiques. Cela ressemble fort, note Laurent Mauduit, au cocktail des années 1930.
Cet ouvrage pointe utilement deux exemples historiques. Le passé néofasciste d’Anne Méaux, devenue conseillère incontournable de grands patrons, et l’épisode où Gallimard s’était proposé de reprendre le catalogue Calmann-Lévy frappé par la législation antisémite de Vichy. Laurent Mauduit s’en sert pour rappeler une constante : dans les moments de durcissement politique, une partie du monde des affaires « anticipe » le pouvoir en place et s’y aligne sans scrupule. Ce n’est pas un accident moral, c’est un comportement récurrent. Et c’est exactement ce qu’il voit se rejouer depuis 2024.
L’auteur ne nie pas qu’il existe des contre-exemples. Il cite, entre autres, Ross McInnes (Safran), qui s’est clairement exprimé contre le RN et ses dirigeants. Mais ce sont des exceptions qui confirment la tendance générale. La majorité des grands patrons français s’accommode d’une possible bascule, certains l’espèrent, d’autres la servent activement via les médias qu’ils possèdent désormais en nombre. Sur ce point, Laurent Mauduit est très solide. Il montre comment la concentration médiatique dans les mains de ces groupes participe à banaliser les thèmes, les figures et les réflexes de l’extrême droite, tout en dissimulant les intérêts économiques derrière un discours de « neutralité » ou de « démocrate-chrétien ».
On pourrait objecter que les milieux financiers rallient toujours le camp du plus offrant et que la collusion entre politique et affaires n’est pas l’apanage de l’extrême droite. Et c’est vrai. Extrême gauche et extrême droite connaissent les mêmes réflexes et tentations. Laurent Mauduit ne l’ignore pas. Ce qu’il montre, c’est que dans les périodes où l’ordre social est fragilisé, les forces autoritaires sont précisément celles qui promettent le plus aux détenteurs de capital : maintien des marges, recul des protections, répression des contestations, réduction de la pluralité médiatique. C’est ce paquet-là que le patronat français est en train de considérer, non plus comme un risque, mais comme une opportunité.
Au bout du compte, Collaborations est un livre d’alerte, mais c’est surtout un livre de continuité. Il rappelle, suivant la maxime de Marx que Laurent Mauduit met en avant – « Celui qui ne connaît pas son histoire est condamné à la revivre » –, que nous avons déjà vu ce film. La différence, cette fois, c’est que les parallèles avec les années 1930 et Vichy sont connus, publiés, disponibles. Autrement dit : si nous laissons faire, nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas que « l’histoire se répète toujours deux fois, la première comme une tragédie, la seconde comme une farce ». Il y a des farces particulièrement indigestes.

Données techniques
– Auteur : Laurent Mauduit
– Titre complet : Collaborations. Enquête sur l’extrême droite et les milieux d’affaires
– Éditeur : La Découverte
– Collection : « Cahiers libres »
– Date de parution : 11 septembre 2025
– Format : broché, 142 × 206 mm (épaisseur 24 mm)
– Prix public TTC : 22,00 € (version papier)
– Version numérique : 15,99 €
– EAN / ISBN : 9782348087073
