Deux projets ont été retenus par le Comité de sélection de l’appel à projets artistiques Unidivers 2015 : La marche brisée et Fugitive promenade vibrante. La Marche brisée est une série work in progress créée à quatre mains par Anna-Maria Le Bris et Francesco Ditaranto.
Cher Professeur,
Je suis entré en fonction depuis deux jours au Centre Psychiatrique Départemental. Je sais
bien que vous ne partagiez pas mon choix de quitter Paris. Vous n’étiez pas le seul. Charlotte ma fille n’était pas d’accord.
Elle a quinze ans désormais et vit avec sa mère, mais elle était contrariée par ma décision
quand je l’ai lui annoncée. J’ai essayé de lui expliquer mes raisons. J’ai aussi raconté l’histoire de Paul Gauguin, qui avait quitté sa famille pour se dédier complètement à la peinture. C’était un parallèle maladroit : il n’a pas marché.
Elle m’a demandé de vos nouvelles. Elle voulait savoir ce que vous pensiez de tout cela. J’ai dit que vous étiez d’accord. J’ai menti… Elle se souvient encore de vous – vous êtes son parrain. Je garde encore plusieurs souvenirs du jour de son baptême. Vous n’étiez pas à l’aise dans une église.
Quand Charlotte avait cinq ou six ans, elle regardait toujours les albums photo. Elle demandait chaque fois ce qui nous liait. Elle avait besoin de penser que son parrain était le meilleur ami de son père. C’est une chose caractéristique de l’enfance.
Quoi qu’il en soit, Charlotte m’a offert une photo bizarre, trouvée au marché aux puces. On y voit un jeune homme en position fœtale, qui se cache. Elle m’a dit qu’elle avait vu un vieil homme recroquevillé comme ça à l’hospice où, parfois, elle allait rendre visite à sa grand-mère. Je l’ai accrochée dans le bureau. Quand je suis arrivé, l’espace était vide, mais propre.
Mon adjoint, un certain Michel, m’a fait visiter l’établissement. Il a l’air d’être un con. J’ai du mal à comprendre comment il a fait pour avoir son diplôme. Il m’a ramené au village pour faire un tour. Il est convaincu de me rendre service avec ses suggestions, mais il m’agace.
Dans la rue, Michel m’a montré un de mes patients, un homme âgé d’une quarantaine
d’années. Il a été hospitalisé au moins quatre fois, pendant des mois. “Il est bipolaire”, m’a dit mon adjoint. Au fond de moi, sans parler, j’ai rejeté ce diagnostic simpliste.
Si j’ai bien compris quels étaient les traitements médicaux utilisés par mon prédécesseur, il a déjà de la chance d’être debout.
Ici j’espère pouvoir finalement mettre en application les théories de Basaglia et Hudolin. Il
faut commencer à s’occuper de chacun des patients. On ne peut pas continuer à les gaver de neuropleptiques.
J’ai longtemps observé cet homme. Il était en train de laver sa motocyclette. Je ne sais pas
pourquoi, mais, en le regardant pendant qu’il prenait soin de son véhicule, j’avais l’impression qu’il dansait sur les notes de I heard it through the grapevine de Marvin Gaye.
Je devrais le rencontrer dans quelques jours.
Je vous tiens au courant.
Mes meilleurs sentiments,
Joseph Calvez