La collection de poche Folio vient de rééditer le témoignage, dérangeant et fort, de François Sureau, paru en 2013 chez Gallimard (collection Blanche), qui rappelle l’issue tragique d’un recours demandé devant le Conseil d’État en 1983 par un militant basque et antifranquiste, Jorge Ibarrategui, réfugié politique en France du temps du général Franco. Ce militant, renvoyé en Espagne par la France, fut assassiné par un groupuscule de police parallèle de l’ancien régime franquiste. Cet assassinat hante toujours la mémoire de François Sureau.
Le jeune auditeur au Conseil d’État que François Sureau était à l’époque, s’ennuyant ferme dans une commission où il passait le plus clair de son temps à traiter du remembrement rural et du contentieux de l’indemnisation des rapatriés d’Algérie, eut un jour l’opportunité d’être affecté à la commission des recours des réfugiés. « Lorsqu’un demandeur d’asile arrive en France, précise François Sureau, il demande le statut de réfugié à l’office français de protection des réfugiés et apatrides, et si celui-ci le refuse, il peut se pourvoir devant la commission des recours ».
François Sureau y eut à traiter la demande d’un réfugié politique basque, militant antifranquiste, Javier Ibarrategui, arrivé et réfugié en France en 1969, poursuivi alors en Espagne suite à l’assassinat, auquel il s’est trouvé mêlé, du commissaire Meliton Manzanas, « un tortionnaire notoire ».
Nous sommes en 1983 quand la commission des recours, dont François Sureau est rapporteur, doit statuer et décider de garder ou non sur le sol français Jorge Ibarrategui. À cette date la démocratie a été rétablie de l’autre côté des Pyrénées. Que doit faire alors la justice française ? « À l’époque, la jurisprudence n’admettait pas que l’on pût obtenir le statut de réfugié autrement qu’en étant directement persécuté par un État ».
Ibarrategui doit donc être logiquement renvoyé en Espagne. Mais dans ce pays, fraîchement sorti de 40 ans de dictature, les changements politiques ne se font pas sur un claquement de doigts. Les Renseignements généraux français laissent des notes indiquant que des groupuscules activistes clandestins franquistes continuent de sévir jusque sur notre territoire, le GAL en particulier, avec la complicité de certains membres du nouveau ministère de l’Intérieur espagnol.
François Sureau a connaissance de ces informations qui l’ébranlent, mais ne modifient en rien les conclusions de son rapport. Les règles du droit en vigueur poussent donc le jeune juriste à se prononcer pour un retour de l’ancien activiste vers son pays d’origine. D’autant que l’on peut croire aux « promesses d’amnistie du gouvernement espagnol », lui dit un assesseur représentant l’administration au sein de la commission.
Ibarrategui aura beau plaider sa cause avec un calme et une dignité exemplaires et « une sévérité tranquille dont on devinait qu’il ne s’exemptait pas », rappeler qu’il a cessé toute activité politique dès qu’il fut sur le territoire français, qu’il a aussi condamné l’assassinat de l’amiral franquiste Carrero Blanco (ce que certains de ses anciens camarades de combat lui reprocheront), et qu’une fois rentré au pays, il sera à coup sûr menacé de mort par des groupuscules armés clandestins franquistes, rien n’arrêtera la décision finale de la commission des recours. Pas même la défense, indignée et virulente, de l’assesseur représentant le haut-commissariat pour les réfugiés, une femme courageuse et clairvoyante pressentant le funeste destin d’Ibarrategui à son retour sur le territoire espagnol. « En me regardant, [Ibarrategui] m’a dit qu’il ne souhaitait pas, s’il venait à être assassiné, que quiconque se sente responsable de sa mort. Je sais à présent qu’il était sincère. Mais sur le moment cette phrase nous a braqués contre lui. […]C’était comme un chantage moral » écrit François Sureau.
Quelques mois plus tard à Pampelune, Ibarrategui sera assassiné de quatre balles de pistolet par un commando paramilitaire lié à l’ancienne police franquiste.
Le Chemin des morts est un texte saisissant qui révèle les faiblesses du droit et les petites et grandes lâchetés des hommes et des femmes chargés de rendre la justice. Le droit et le style juridique sont des « instruments calculés pour mettre le plus de distance possible entre le juge et le tragique de l’existence, et grâce auxquels la description d’une catastrophe ferroviaire au Bengale paraît évoquer la rencontre de deux trains miniatures sous les combles d’un pavillon de banlieue » écrit François Sureau avec amertume.
Pour Ibarrategui, la justice avait failli selon lui. Alors qu’elle peut se voir abusée par d’autres réfugiés qui n’ont pas la même sincérité, la même dignité, ni la même droiture que l’ancien militant basque, dit François Sureau, exemples à l’appui. Mais que peut-on faire au sein d’une haute administration, ou face à elle, quand on n’en est qu’un de ses rouages ?
François Sureau n’oubliera jamais cette tragique affaire et cette erreur de jugement dont il sent toujours le terrible poids trente ans plus tard, qui aura assombri sa vie de conseiller d’État et remis en cause sa philosophie de la fonction de juge. Il en tirera les conséquences et abandonnera sa mission pour devenir avocat, persuadé d’être plus utile et plus en paix avec sa conscience dans ce nouveau rôle.
Par sa densité et sa force, ce texte grave et douloureux donne à réfléchir sur les fragilités et les responsabilités d’un homme qui a pouvoir sur un autre homme. Et c’est François Sureau l’écrivain et avocat, et non plus le juge, qui se raconte ici et se remet en question, prisonnier d’un dévorant et ineffaçable tourment. « Plusieurs personnes que j’aimais sont mortes et leur apparence, malgré tous mes efforts, s’est effacée de ma mémoire. Javier Ibarrategui y est resté, comme pris dans des glaces éternelles. La faute a des pouvoirs que l’amour n’a pas ».
Le chemin des morts, François Sureau, Première parution en 2013. Collection Folio (n° 6410), Gallimard. 18-01-2018. 5,50 €.
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Prix littéraire : Prix Honneur et Patrie 2014
François Sureau
Ecrivain plusieurs fois primé, François Sureau est aussi avocat au barreau de Paris. Ancien membre du Conseil d’Etat, il fit ses classes comme rapporteur à la Commission des recours des réfugiés (devenue Cours nationale du droit d’asile) où il fut en charge de quelques dossiers de demande d’asile en France. Dans ce court récit, il revient sur l’une de ses décisions, parmi les toutes dernières, qu’il prit et qui n’a cessée depuis de le hanter. « Je me suis demandé depuis, presque chaque jour, si j’aurais pu rédiger autre chose que ce que j’avais écrit ».