Jean-Jacques Annaud nous a emmenés sur les pas de l’Ours et de Deux frères tigres. Avec Le dernier loup, ce réalisateur hors du commun continue son exploration de la relation homme-animal. Cette adaptation du Totem du loup de Jiang Rong puise à la source d’une histoire vraie : l’amitié d’un Chinois et d’un loup au temps de la Révolution culturelle.
Premier plan, Pékin, 1969. Des milliers d’étudiants montent dans des bus qui vont irriguer l’immense Empire du milieu pour porter la (bonne) parole révolutionnaire. L’un d’eux, Chen Zhen part à destination de la Mongolie intérieure. Après moult changements de moyens de locomotion, il arrive à cheval dans un campement de yourtes, enthousiaste à l’idée de partager le mode de vie de ces nomades – et de leur ravissante fille ! Le choc des cultures ne va bien sûr pas aller dans le sens attendu. Chen Zhen, fasciné par la beauté vertigineuse de ces terres hostiles dont l’animal le plus vénéré – et le plus craint – est le loup, décide d’apprivoiser un louveteau. Rappelons que la Mongolie est à l’instar de la Bretagne, bien plus peuplée de quadrupèdes que de bipèdes. Chez nous, le ratio entre porcs et bouffeurs de cochon est de 16,5/100. En Mongolie, il y a deux millions d’habitants pour 30 millions de têtes de bétail. La relation des nomades avec le prédateur est empreinte du respect que vouent les sociétés primitives à la nature, conscientes du rôle qu’y joue chacun. Vision que ne partage pas le représentant régional de l’autorité centrale. Celle-ci ordonne d’éliminer par tous les moyens les bêbêtes qui entravent la longue marche vers les jours heureux – parfois les moineaux, tantôt les mouches, et ici donc, les loups.
Jean-Jacques Annaud, qui a vécu de longues années en Afrique et en Chine sait de quoi il parle quand il aborde le sujet de la planification. Il s’est appuyé sur le livre de Jiang Riong qui a vécu cette aventure et l’a relatée dans « Le Totem du loup ». Son unique œuvre (vendue à plus de 20 millions d’exemplaires depuis sa sortie en Chine en 2004 et traduite dans une trentaine de pays) suit sa transformation au contact du peuple mongol et des loups. Fasciné par la sagesse des premiers et l’intelligence et la liberté des seconds, le héros finit par remettre en cause les fondements du régime chinois. Le récit s’achève par une condamnation sans appel de son peuple qualifié d’« immense troupeau de moutons » par opposition aux « guerriers » de la steppe. On comprend donc que le livre continue d’alimenter de violentes polémiques dans son pays d’origine ! Conte naturaliste ou brûlot politique déguisé en fable, hommage enflammé à la nature et critique en règle de la politique environnementale chinoise, ce roman touffu continue de séduire tous les publics : économistes, nouveaux riches mais aussi ouvriers, étudiants, paysans et jeunes chefs d’entreprise, tous tenants d’une ouverture au libéralisme. Il a ainsi été acheté en milliers d’exemplaires par des entrepreneurs pour le distribuer à leurs collaborateurs – le but étant de les inciter à devenir des guerriers-loups conquérants et non pas ces moutons de Panurge forgés par des millénaires de règnes brutaux décrits par Jiang Rong. Précisons qu’il s’agit d’un pseudonyme.
Qui est Jiang Rong ?
Ce n’est qu’en 2007, trois ans après la publication de son livre que l’auteur, sous la pression des réseaux sociaux et après l’obtention du Prix Man de littérature asiatique, a fini par dévoiler son identité. Derrière ce pseudo emprunté à un ancien empereur nomade, se cache Lu Jiamin, professeur de sciences politiques à l’université de Pékin, marié à la célèbre romancière Zhang Kangkang (« la marguerite Duras chinoise » selon Jean-Jacques Annaud). Né en 1946 dans la province de Jiangsu, non loin de Shanghai, Jiang Rong a grandi entre deux fortes personnalités. Sa mère, issue d’une famille de mandarins lettrés, adhéra au Parti communiste chinois clandestin de Shanghai dès sa création. Elle a donné sa vie à la révolution. En 1949, lorsque Mao Tsé-toung prit le pouvoir, elle milita pour les droits des femmes à l’éducation et sillonna pour cela les maternelles. Son fils vécut dans un contexte stimulant, faisant de nombreux voyages avec ses parents, jusqu’à l’âge de 11 ans, annus horribilis où sa mère décéda d’un cancer. « Elle adorait les films et les livres occidentaux, raconte-t-il. Je lui dois d’avoir découvert des grands classiques de la littérature et du cinéma, notamment les sœurs Brontë. C’est sans doute d’elle que j’ai hérité mon penchant pour le libéralisme ». Le père veuf, haut fonctionnaire du ministère de la Santé et vétéran de la guerre contre le Japon – d’où il est rentré handicapé – déménage avec son fils à Pékin.
Considéré comme une « sommité académique anti révolutionnaire » il subit des brimades. Pas étonnant que le fils manifeste vite des velléités de rébellion À 18 ans, il passe en conseil de discipline dans son lycée pour avoir rédigé une affiche critique à l’égard du régime: « C’était la première des quatre condamnations dont j’ai fait l’objet comme contre-révolutionnaire ». Déboussolé, Jiang Rong finit par rejoindre les Gardes rouges. Il ne jure plus que par le Petit Livre rouge et veut, lui aussi, éradiquer « les quatre vieilleries » (vieilles pensées, vieilles cultures, vieilles coutumes, vieilles habitudes). En 1967, alors que les livres sont confisqués et brûlés, il se porte volontaire pour la campagne… et embarque clandestinement ses auteurs préférés. Durant onze ans, Jiang Rong partage la vie des nomades, s‘immerge dans leur culture et développe une fascination pour les loups. Comme son héros Chen Zhen, il a adopté et élevé un louveteau. Une expérience qui le marque à jamais. Plusieurs fois condamné, notamment en 1989, pour avoir défilé place Tian’anmen, il est interdit de publication, y compris dans le cadre de ses activités d’enseignant. Alors, il se lance dans l’écriture de son roman. Sans jamais envisager de quitter son pays, jure-t-il : « J’ai toujours voulu continuer à me battre pour faire évoluer le régime. Il y a dix ans, ce livre ne serait jamais sorti en Chine et je serais parti en prison. C’est la preuve que mon pays a bougé ». Aujourd’hui âgé de 68 ans, Jiang Rong est toujours aussi préoccupé par l’image des loups dans l’imaginaire et reste un fervent défenseur de l’environnement. Tout comme Jean-Jacques Annaud. Le cinéaste en convient : « on n’arrivera à rien sans accord avec la Chine et les USA, les deux grands pays pollueurs du monde ».
Un casting impeccable et des décors à couper le souffle
La question du réchauffement climatique préoccupe aussi beaucoup Shaofeng Feng : l’interprète de Chen Zhen participe régulièrement à des conférences internationales organisées par les Nations-Unies. Son compagnon de route, interprété par Shawn Dou, a lui aussi été transformé par son séjour dans la steppe : Yang Ke est aujourd’hui un des peintres les plus renommés de la vie et des paysages de Mongolie. Quant à l’héroïne, interprétée par Ankhnyam Ragchaa, « elle ne parlait ni chinois, ni anglais » raconte Jean-Jacques Annaud « quand elle est venue au casting avec une photo d’elle en train de traire une vache, j’ai pensé qu’elle était extraite d’un film bucolique. Pas du tout, c’était elle dans sa vraie vie la semaine d’avant ! ». Le cinéaste a tout de suite senti qu’elle portait la vitalité et la fierté de son peuple.
Le tournage s’est déroulé dans la région autonome du Nord, dans un site plein de tumulus anciens. « Les Chinois nous ont fichu une paix royale », reconnaît Jean-Jacques Annaud. Reste à parvenir (et se maintenir !) dans les salles de cinéma qui augmentent de façon exponentielle, mais avec une prédilection pour les blockbusters. Le réalisateur a vu « dans un multiplex pékinois, seize salles sur dix-sept diffuser Transformer 4. Alors qu’un film primé au festival de Taïwan ne trouvait place que le mardi à 23h ! » Annaud voit dans son opus « les mangeurs de viande versuss les mangeurs de légumes ou les cultivateurs vs les éleveurs ». Assistera-t-on au miracle des loups vs les robots ?
Jean-Jacques Annaud Le dernier loup, avec Feng Shaofeng, Shawn Dou, Ankhnyam Ragchaa, Yin Zhusheng, Basen Zhabu. Adapté de Le Totem du Loup de Jian Rong. 1h58. Sorti en salle le 25 février.