Le Monde et vice versa : James Morrow retourne la Terre (et nos certitudes)

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Avec James Morrow, on sait que l’on entre dans un univers où la logique se détraque, où le grotesque se marie au philosophique, et où l’absurde n’est jamais gratuit mais toujours chargé d’une colère sourde. Le Monde et vice versa, traduction française de Madly in All Directions, confirme magistralement cette veine : un récit délirant, érudit et désabusé, qui parle du climat et de la folie humaine en retournant littéralement notre planète.

Le héros, Eamon Keen, est un prête-plume désabusé. Ancien nègre pour des présidents climatosceptiques, il rêve d’écrire de la fantasy mais accumule les échecs. Sa rencontre improbable avec un biscuit de fortune l’entraîne sous la croûte terrestre, dans un monde souterrain appelé Quondonia, miroir inversé de notre Solaria. Là vit une civilisation entière, consciente de l’existence des humains de la surface.

Eamon est bientôt rejoint par Dalia Zettel, universitaire et autrice de polars darwiniens, tous deux engagés pour rédiger des discours capables de convaincre les foules qu’un projet insensé est viable : échanger la Lune et le noyau incandescent de la Terre (la « Manticore »). Objectif proclamé : réchauffer Quondonia, refroidir la surface, et sauver les deux mondes. Mais ce délire technosolutionniste ne ferait que précipiter la catastrophe.

Sous ses airs de bouffonnerie rétrofuturiste, le roman est une allégorie grinçante de l’urgence écologique. D’un côté, les Quondoniens, drogués pour rester dociles, extraient des cristaux vitaux au risque de détruire leur écosystème. De l’autre, les Terriens continuent de brûler leurs ressources fossiles. Les deux mondes se répondent, s’enfoncent dans le même chaos.

La plume de James Morrow, servie par la traduction brillante et inventive de Sara Doke, multiplie les jeux de langage, les références littéraires et théâtrales (Beckett revient comme un parrain tutélaire), les clins d’œil aux classiques de Jules Verne ou de Lewis Carroll. Tout est farce, mais tout est sérieux. Derrière le nonsense, c’est la peur de notre inaction, l’aveuglement face au désastre annoncé.

« Il semblait que les exploitants quondoniens de cristal étaient en compétition avec les intérêts des extracteurs d’énergie fossile solariens pour découvrir qui détruirait le plus d’écosystèmes. »

« Un mercenaire ne doit pas nécessairement croire que sa cible mérite une balle, élabora le père d’Eamon. Ce qui est important c’est de répondre aux attentes du client avec style et panache, même quand cet employeur est un idiot. »

Ces aphorismes, semés dans le texte, font du récit une fable à la fois burlesque et amère

On croise dans ce roman :

  • une adolescente écolo aux tresses évocatrices, avatar de Greta Thunberg ;
  • des multinationales carnassières qui sacrifient forêts et bétail à l’autel du profit ;
  • des dialogues qui fustigent les puissants mais aussi nos lâchetés ordinaires :

« Honnêtement, monsieur Keen, je pense que l’anxiété est une maladie des classes privilégiées. Les gens pauvres n’ont pas les moyens de s’offrir le luxe de l’angoisse. »

C’est drôle, souvent hilarant. Mais c’est aussi un cri de rage. Quand Eamon s’emporte devant les responsables du désastre, on sent que Morrow parle à travers lui, incapable de contenir sa colère.

Ce roman est à la fois un divertissement jubilatoire et une fable corrosive. On y croise des monstres grotesques, des oracles en forme de biscuits chinois, des utopies technologiques délirantes. Mais au fond, il s’agit de nous : de notre incapacité à changer, de notre refus de sacrifier un peu de confort présent pour éviter la catastrophe future.

Morrow est un moraliste à la manière de Voltaire : il rit pour ne pas pleurer, il pousse le grotesque jusqu’au surréel pour nous faire regarder en face notre folie. En cela, Le Monde et vice versa est l’un de ses romans les plus actuels.

Fiche technique

  • Titre français : Le Monde et vice versa
  • Titre original : Madly in All Directions
  • Auteur : James Morrow
  • Traductrice : Sara Doke
  • Éditeur : Au diable vauvert
  • Date de parution en France : 8 mai 2025
  • Date de parution originale (VO) : 2023 (États-Unis)
  • Collection : Littérature étrangère
  • ISBN : 979-10-307-0727-4
  • Nombre de pages : 400 p.
  • Prix éditeur : 24 € (broché) – 12,99 € (numérique)
Rocky Brokenbrain
Notoire pilier des comptoirs parisiens, telaviviens et new-yorkais, gaulliste d'extrême-gauche christo-païen tendance interplanétaire, Rocky Brokenbrain pratique avec assiduité une danse alambiquée et surnaturelle depuis son expulsion du ventre maternel sur une plage de Californie lors d'une free party. Zazou impénitent, il aime le rock'n roll dodécaphoniste, la guimauve à la vodka, les grands fauves amoureux et, entre deux transes, écrire à l'encre violette sur les romans, films, musiques et danses qu'il aime... ou pas.