Laurent Allen-Caron avait déjà travaillé sur le mystère Karl Lagerfeld pour un épisode de l’émission Un jour, un destin, de Laurent Delahousse (« Être et paraître », France 2, 19 février 2017). Happé par le personnage, l’écrivain et journaliste publie aux éditions Fayard un livre de témoignages dont la parution a précédé de quelques semaines la disparition du génial géant de la mode. À la découverte d’un personnage éminemment romanesque : fascinant.
Qu’il fascine ou qu’il agace, le moins que l’on puisse écrire à l’endroit de Karl Lagerfeld, le Kaiser de la mode, c’est qu’il ne laisse pas indifférent – et c’est là probablement un des moindres hommages que l’on puisse rendre au maestro.
Tout au long de sa vie, Karl Lagerfeld aura tout fait pour marquer les esprits, son ou ses époque(s), parce que ce personnage est finalement intemporel. Il aura traversé bien des saisons, bien des siècles, moquant les modes, les faisant pour mieux les défaire… et toujours mieux les réinventer. Il aura été et restera un visionnaire, pressentant les tendances comme aucun, ou parfois les créant lui-même à son image, toujours avec délicatesse et émotion. Lagerfeld n’était pas qu’un créateur de mode, c’était un « créateur » tout court, un dessinateur, un architecte, un décorateur et qui a su — comme Yves Saint Laurent — mettre la femme en valeur pendant plusieurs décades.
C’est probablement dans son enfance allemande (du côté de Hambourg) qu’il faut aller chercher une partie de son inspiration et de l’image qu’il a su créer… Élevé dans la rigueur par des parents nantis dans les années 30 et 40, il a rapidement acquis son sens de la musicalité comme cette passion pour le dessin, pour les arts, son acharnement et sa rigueur au travail quotidien, diurne comme nocturne. Car l’homme ne connaissait pas le repos. Il était sans cesse en quête du beau, de l’acte créatif, peaufinant sans cesse son ouvrage. Et force est de reconnaître qu’il ne s’est jamais économisé. Toute son énergie était consacrée à imaginer, à penser et toujours à accumuler des savoirs, des connaissances qu’il partageait avec son entourage.
Être très pudique, Karl Lagerfeld parlait peu de lui, mais œuvrait pour les autres, pour ses créations, pour les femmes, pour les marques qu’il servait avec talent, régularité et urgence (Chanel, Chloé, Fendi, KL). Avec les années, avec le temps, dès son arrivée à Paris, en conquérant, il a su s’imposer et imposer sa patte, son génie, dans le milieu de la mode. En coureur de fond, il a gagé sur le temps et, refusant les one shot, il a gagné ses galons auprès des grands investisseurs. Besogneux, reconnu, il aura connu quelques déboires, mais surtout le succès, et ce jusqu’à la fin de sa vie, il y a quelques semaines.
Si Lagerfeld est devenu une marque, une icône, il a su rester aussi dans l’ombre des petits marquis mondains, dissimulé derrière ses lunettes noires et ses tenues qui relevaient de masques divers, identifiables, protégeant ainsi l’être profond qu’il était : un enfant resté un enfant, attaché à sa mère, à ses origines, aux gens qu’il aimait, aux grands écrivains qu’il vénérait… On peut même s’étonner que Karl Lagerfeld, l’autodidacte, n’ait pas écrit quelques romans baroques, peignant ce XVIIIe siècle qu’il vénérait tant. Peut-être simplement parce qu’il était avant tout le personnage de ses propres romans intérieurs.
C’est un portrait touchant, pudique et documenté que nous offre là Laurent Allen-Caron. Tout en nuances de gris comme l’était Lagerfeld, jamais blanc, jamais noir, comme nos âmes… C’est écrit un peu comme un roman dont le personnage est attachant, mystérieux, inquiétant parfois, mélancolique souvent. En tout cas touchant et fragile autant que distant et fort. C’est l’histoire d’un destin peu commun, singulier, qui suscite une certaine admiration, aux antipodes des requins de la mode qui ne rêvent que de gloire rapide et instantanée, que de bonnes feuilles dans les magazines people. Lagerfeld était au-delà de tout ce petit monde féroce et insipide : un homme de culture, un être profond et authentique… totalement attaché à Paris, Ville Lumière, la ville du rêve. Un grand ! Bel hommage rendu que ces quelque 300 pages à un véritable personnage de roman qui demeure une énigme. Le génie reste un mystère, le mystère Lagerfeld !
C’est sans flagornerie aucune, c’est sans vernis aucun. C’est délicat et raffiné. C’est authentique et captivant !
Laurent Allen-Caron, Le mystère Lagerfeld, Paris, Éditions Fayard, 280 pages.
Parution : 6 février 2019. Prix : 19,00 €
Journaliste à France 2, Laurent Allen-Caron est l’auteur et le réalisateur d’une dizaine de documentaires pour l’émission de Laurent Delahousse, Un jour, un destin, dont celui consacré à Karl Lagerfeld, « Être et paraître ».