Paru le 3 avril 2025 dans la collection Blanche chez Gallimard, Le pain des Français de Xavier Le Clerc est un texte bref (144 pages), mais d’une densité incandescente. À la croisée du récit autobiographique, de l’essai mémoriel et de la fable politique, ce livre s’inscrit dans une tradition littéraire de dévoilement : celle où le sujet postcolonial se dresse face à l’histoire mutilée afin d’y inscrire la douleur des siens, les humiliations persistantes et la question obsédante de la légitimité. Peut-on manger le pain d’un pays qui ne vous le vend pas ?
Écrit à la première personne du singulier, Xavier Le Clerc prête sa voix à un narrateur en quête de filiation, de sens, et peut-être de réparation. C’est dans les cartons d’un musée ou d’un dépôt anthropologique qu’il découvre l’objet central du récit : le crâne d’une fillette kabyle de sept ans qui fut prélevé lors d’un massacre colonial au XIXe siècle et conservé comme un vestige scientifique. Il l’appelle Zohra. À partir de là, la fiction se double d’un cérémonial tragique dans lequel Zohra devient interlocutrice, revenante, miroir d’une histoire occultée.
Ce dispositif narratif n’est pas sans évoquer Cannibale de Didier Daeninckx ou Frantz Fanon de Patrick Chamoiseau. La fiction donne voix aux silences de l’Histoire et exhibe le crime dans ses strates les plus banales. Car ce n’est pas seulement la violence militaire (200 000 civils assassinés par égorgement) que Xavier Le Clerc met en scène, mais celle, plus insidieuse, de la négation quotidienne, à l’image de ce souvenir d’enfance de l’auteur qui décrit un boulanger de Caen hurler à son père qu’il ne vendait pas « le pain des Français aux bougnoules ! Dix baguettes ! Et encore quoi ? éructa le boulanger, les bras croisés derrière sa longue vitrine de pâtisseries. » Le père, suivi de son fils, passa son chemin, sans un mot, blessé, mais digne.

Dans la droite ligne des travaux de Pascal Blanchard, d’Emmanuelle Saada ou de Karima Dirèche, Le pain des Français relie brillamment la violence coloniale historique à ses résurgences contemporaines. En 1830, l’armée française entame la conquête de l’Algérie. Parmi les pratiques les plus odieuses se met en place la collecte de crânes ; ces trophées, ces vestiges humains, sont troqués entre commerçants, médecins, anthropologues ou envoyés à Paris pour « études raciales » (environ 9000 sont encore conservés à Paris). Zohra n’est pas une invention. Le narrateur s’adresse à une figure réelle et documentée, mais dont l’histoire reste noyée dans le silence des institutions.
Ce que Xavier Le Clerc dénonce, c’est l’impensé de cette violence, sa banalisation, l’indifférence à la présence de restes humains dans nos musées tout autant que l’hostilité ordinaire dans une boulangerie de quartier. À travers l’image du pain – symbole biblique, christique, républicain, nourricier – l’auteur interroge une société française qui prétend offrir mais exclut de sa table ceux qu’elle a d’abord pillés. Le titre devient alors doublement ironie de l’histoire, car le « pain des Français » est aussi celui qu’on refuse de partager.
Fils d’immigrés algériens, Xavier Le Clerc s’inscrit dans une filiation littéraire qui va de Kateb Yacine à Rachid Boudjedra, en passant par Mehdi Charef ou Leïla Sebbar. Il hérite de cette position inconfortable qui est celle du Français suspect et du Beur sans cesse sommé de choisir son camp. Mais là où ses aînés parfois exprimaient rage ou révolte, Xavier Le Clerc introduit une mélancolie plus intériorisée, presque élégiaque. Il écrit pour « rendre un peu de dignité à Zohra » et se réapproprier une parole confisquée. La littérature devient tombeau et matrice : un tombeau pour les morts de l’histoire, une matrice pour une autre identité française.
Ce roman bi-national résonne fortement avec les débats contemporains relatifs à la restitution des restes humains, les mémoires coloniales et les tensions identitaires. Il rejoint les interrogations posées par Benjamin Stora dans son rapport de 2021. Le pain, ici, est chargé, car c’est la république nourricière autant que la France prédatrice.
Quand un corps est réduit à un crâne exposé, que reste-t-il à l’écriture, sinon de réanimer ? Dans un pays où la question postcoloniale reste volontiers dissimulée sous le tapis de l’universalisme abstrait, Le pain des Français agit comme une gifle douce, mais profonde. Il fait de la littérature un instrument de vérité. Non pas une vérité univoque, mais une mise à nu de la complexité qui est celle de l’amour contrarié entre un écrivain et sa patrie d’accueil.
En 144 pages, Xavier Le Clerc réussit à déplacer les lignes. Il ne s’agit pas d’un pamphlet, mais d’une élégie politique. D’une enquête mémorielle autant que d’un cri du cœur. À la lecture, on pense aussi à Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud ou à Le Lambeau de Philippe Lançon dans sa façon d’exhumer un morceau de réel et de le métamorphoser en littérature. Le lecteur pourra croire que Xavier Le Clerc cherche à panser les blessures et à relier les mondes. Pourtant, le livre refuse tout apaisement artificiel. À la manière d’un lambeau (Lançon) ou d’un cri muet (Fanon), Le pain des Français expose la faille ontique d’un lien filial avec la France sans cesse conditionné, renégocié, suspendu. En ce sens, l’auteur s’inscrit dans une littérature du soupçon qui ne cède ni à la plainte, ni à la réconciliation, mais qui laisse le lecteur dans un état de perplexité éthique, selon la belle expression de Judith Butler.
Le pain des Français s’adresse à tous, descendants de colonisés comme de colonisateurs. Il ne propose pas une repentance. Il propose une conscience. Une table qui aurait ses pieds dans nos deux pays, sans oublier la violence qu’il aura fallu pour la dresser. Et c’est sur cette table que nous devrions apprendre à partager tous ensemble notre pain, qu’il soit noir, gris ou blanchi comme ces crânes que la France gagnerait à restituer à l’Algérie.
La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir. Toute douleur prolongée insulte à leur oubli. (les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar)
- Titre : Le pain des Français
- Auteur : Xavier Le Clerc
- Éditeur : Gallimard
- Collection : Blanche
- Date de parution : 3 avril 2025
- ISBN : 9782073076458
- Format : Broché, 144 pages
- Prix public : 19,00 €
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