Étrange destinée que celle de ce texte autobiographique : dans un premier temps, Yann Queffélec en envoya le manuscrit à son éditeur puis, pris de remords, lui demanda d’en suspendre la publication. L’éditeur attendit de recevoir une éventuelle nouvelle version. Qui ne vint jamais. Il se décida alors à publier ce texte sans l’aval de l’écrivain. Cas probablement sans précédent qui fâcha définitivement auteur et éditeur. Il n’empêche, cette autobiographie, non autorisée si l’on peut dire, est à lire absolument : Yann Queffélec y fait un portrait sensible, attachant et poignant de sa mère qu’il aima plus que tout, dont la disparition, rapide et prématurée, le laissera inconsolable.
Elle a disparu si furtivement que je me demande encore aujourd’hui quand elle va rentrer. Avec le recul, je me pose une question. Ma mère n’a-t-elle jamais été heureuse avec nous, si exigeants ? Avec ce livre, je vais à sa rencontre, je la rejoins…
Le titre peut surprendre. Yann Queffélec s’en est voulu d’ailleurs de l’avoir choisi avec cette connotation proche, trop proche, de Pagnol. Queffélec jugeait aussi la composition du texte maladroite. Il est vrai que la première moitié du livre ne parle, ou presque, que de sa relation complexe et complexée avec Henri, son romancier de père, brillant normalien de la rue d’Ulm, camarade de Gracq et de Pompidou, ami d’Audiberti. La figure de la mère n’y apparaît alors qu’en second plan. Et en figure victimaire, car Henri est un homme difficile à vivre, que ce soit avec son épouse ou ses enfants. Yann, Jean dans ce texte, en sait quelque chose, qui hérisse son père pour la moindre vétille, la moindre maladresse verbale. Il est un homme autoritaire dans ses choix de vie également : impossible de le faire déménager de son immeuble parisien où la famille s’est mis à dos, pour tapage diurne et nocturne, l’ensemble des copropriétaires. Henri les prend tous de haut et ne veut parler à aucun d’entre eux !
Rien ne compte que son labeur d’écrivain, seule et aléatoire ressource du foyer qui fait de lui un anxieux permanent. Son épouse, Yvonne, subit les exigences d’un mari impérieux qui étouffe tous ses rêves d’un ailleurs, au soleil, au Sud, baigné de mer et d’exotique nature, une mère malheureuse sous la férule d’un mari dont elle a peur et qui « répugne aux éclats dont il abuse » à l’égard de son fils Yann, une femme perdue dans une famille d’oncles et de tantes aux dents longues, riche famille prête à se déchirer pour des actes notariés, à tout perdre si l’orgueil s’en mêlait, l’orgueil calamiteux du fric et du sang », une femme éprise d’un autre homme, avant Henri, que sa famille n’a jamais accepté. Nous sommes dans la rigueur morale et sociale des années 40 et 50 où l’épouse et mère n’a guère que le droit d’obéir et de subir : « Elle répétait souvent que le plus difficile en amour est de bien connaître la personne avec laquelle on vit et que dix ans, vingt ans ne sont pas de trop pour se faire une idée ». Elle aimera ce mari, malgré tout, « aussi généreux qu’égoïste, prodigue de son ardeur au travail et de son intelligence, avare de son amour ». Yann, toujours infiniment tendre et indulgent avec sa mère, le répète : « À l’honneur de maman, le fait qu’elle ne mette jamais en difficulté l’adage universel depuis les primates armés de pierres taillées : l’autorité vient du père. Je ne l’ai jamais vu refuser publiquement à son mari ce rôle de juge ou de justicier domestique, gardien solennel de la chose morale, dont il aime les drapés et les fulminations ».
Ce livre retrace la relation houleuse que j’ai toujours eue avec mon père, l’homme que j’ai le plus aimé, admiré, craint, et qui voulait me faire plier sous sa loi. Il raconte aussi le déclin familial des Queffélec, des gens contradictoires, aussi modestes que prétentieux, aussi discrets qu’arrogants.
Yvonne fut pianiste, au grand dam des voisins lassés d’entendre jour et nuit les exercices mélodiques et les arias schubertiens ou mozartiens. Un instrument qu’elle enseigna à Anne, devenue la fierté de toute la famille après son premier prix du prestigieux concours du Conservatoire de Paris qui donnera à sa mère « son plus grand bonheur de maman ». Yann pavoisera aussi pour « Tita, ma petite sœur, qui est ma grande sœur, ma très grande sœur ». Une sœur qui s’envolera vers une carrière de concertiste laissant le frère un peu plus seul et triste, consolé par l’amour sans égal et le regard infiniment tendre de sa mère, ce regard qui « pouvait offrir bien plus que l’horizon marin paré de toutes ses étoiles, un soir de pleine lune au mois d’août ». Une mère qui finira aussi par l’inquiéter, avec « ses larges cernes autour des orbites, le teint cireux, mais ça ne m’a pas effleuré qu’elle pouvait avoir mal ou qu’elle espérait de moi une parole comme ça : ça ne va pas, maman ? ». À l’été 1967, ce sera le bonheur ultime et absolu d’un mois passé à Belle-Île avec Yann qu’elle chérira et gâtera comme jamais, et comme pour mieux jouir une dernière fois de la vie avant les sombres prémices de la maladie. Yann ne connaîtra la réalité du mal de sa mère qu’imparfaitement, sourdement, par les courriers qu’il reçoit dans sa nouvelle pension de Dreux. « Les lettres filtrent la gravité des choses ». Henri, avec une pudeur qui cache le désespoir, s’enfermera de plus en plus dans son cabinet de travail. Un coup de téléphone en pleine nuit, auquel le jeune Yann fortuitement répondra avant son père, annoncera la terrible nouvelle.
Le livre s’achève ainsi. Yann venait de perdre le grand amour de sa vie.
Le piano de ma mère, Yann Queffélec. Éditions l’Archipel. 18.80 €, EAN : 9782809802177, mai 2010