« À un moment de ma vie, j’ai été chrétien – explique Emmanuel Carrère – Cela a duré trois ans. C’est passé. » Passé ? Pas tout à fait, puisque cette période de « crise de foi », l’auteur la place au cœur de son nouveau livre. Dans cet inclassable Royaume Emmanuel Carrère déploie – entre autobiographie, essai, enquête et roman historique – une fresque sur les débuts de la chrétienté, à l’époque où « Saint Paul et Saint Luc s’appellent simplement Paul et Luc ». Comment une petite secte soudée autour de son prédicateur crucifié qu’elle affirmait être le messie est devenu une religion encore aujourd’hui suivie par le quart de l’humanité ?
Le Royaume témoigne d’une enquête toute personnelle sur la naissance de l’Église et la persistance de la foi. Un voyage entre la Grèce, Rome et Jérusalem qui n’est pas sans rappeler, l’humour en plus, les fresques cinématographiques de Mankiewicz. Tour à tour irritant, passionnant, pertinent parce qu’impertinent, ce long parcours sinueux qui mêle, en un dosage très supportable, égoscopie et exégèse originale est brillant en ceci qu’il parle vrai et s’attarde avec la même logique scrutatrice sur toutes les opinions trop bien tranchées (à commencer par celle de l’auteur).
Emmanuel Carrère – auteur de Un roman russe, Limonov, L’Adversaire – est également journaliste, chroniqueur et scénariste. Les éditions P.O.L viennent de publier Le Royaume. L’ouvrage a reçu le 10 septembre 2014 le prix du Monde 2014 et l’auteur sera présent à Rennes, le 20 septembre 2014, dans le cadre de l’Automne littéraire organisé par Les Champs Libres. |
Pertinent également en rappelant à temps et contretemps que la foi chrétienne se fonde sur un impossible : la Résurrection. Événement qui scinde l’histoire de l’humanité en deux. Il l’est d’autant plus que la Résurrection n’est pas le motif principal du Royaume dont tout le texte, pourtant, n’interroge que cela… C’est un fait, une grande partie de l’humanité a cru, une large partie croit encore, en un événement impossible pour la rationalité la plus pure comme pour le simple bon sens !
Emmanuel Carrère, quant à lui, divise son histoire en trois. Avant la conversion, pendant, et après… D’un point de vue stylistique, on ne manquera pas de lui reprocher d’exposer complaisamment une vision sans complaisance de lui-même. Si saint Augustin inaugure cette forme de style, Carrère n’a pas la stature du Docteur Angélique. Reste que les plus belles pages du Royaume se trouvent certainement dans la partie intitulée Crise de foi. L’auteur y analyse avec le recul des années passées les cahiers qu’il tint le temps que dura ladite crise. Belles, elles s’élèvent au-delà de l’auteur pour éclairer nombre de parcours contemporains similaires au sien – en ce sens, elle fait oeuvre de salubrité contemporaine. Foi, engagement, vie et pratique religieuse comme recours, comme cure, comme crise devant soigner la crise existentielle, identitaire, voire métaphysique… Crise qui n’est pas sans rappeler celle, si intense dans le Nouveau Testament, qui terrassa Saül sur le chemin de Damas – avant qu’il ne se renomme Paul. Si intense qu’en elle, sans doute, se trouve la source de ce qui irrigue aujourd’hui encore nos cultures et une grande part de la civilisation occidentale. L’événement fondateur d’une doctrine qui, malgré des errements humains (on regrettera l’absence de prise en compte dans cette aire de réflexion de la pensée de Nicolas Berdiaev, notamment Le Sens de la création et Esprit et liberté), se trouve à l’origine de cette forme de liberté qui permet… sa propre critique. Sans doute est-ce là un des points faibles du Royaume : Carrère manque d’y insister alors que cette respiration de l’esprit de la liberté est une des pierres angulaires dans la construction de son texte.
Se plaçant dans le sillage des travaux de Gérard Mordilla et Jérôme Mordillat, Emmanuel Carrère emprunte l’adage d’Ernest Renan : pour comprendre intimement l’histoire d’une religion, il vaut mieux avoir été croyant. Mais il emprunte ce « lieu commun » des théoriciens de Mai 68 qui consistait à demander, à tout bout de champ, à son interlocuteur depuis « où » il parlait…
S’il remanie avec talent son histoire personnelle, il n’est pas en reste sur l’histoire « historique ». Choisissant pour tracer le portrait de Saint Paul (Saül), figure aux traits et aux caractères bien attestés, un témoin qui l’est moins : Luc. L’auteur de l’évangile qui porte son nom et des Actes des Apôtres. Et là, en filigrane apparaît aussi cette autre question, celle de la littérature. De son apport et de ses rapports à l’Histoire. Voulant présenter une histoire plus historique, débarrassée des torsions de la croyance, du miraculeux et du « fantastique » (Carrère rappelle les théories de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick à ce sujet), l’auteur suit encore les traces de Renan, il fictionnise des récits que des générations de scientifiques (y compris « croyants ») ont voulu à toute force épurer des schèmes mythologiques. Dans la perspective qui est la sienne, ce dispositif fonctionne. Le processus littéraire tend à éclairer des motivations, des réalités humaines, sans railleries excessives, sans jeter l’opprobre. Sans doute, parce que l’homme qui écrit sait – sans la violence de celui qui exige de comprendre absolument – que chaque être humain peut connaître – la durée d’un éclair, de quelques années ou de toute une vie – cet invraisemblable « saut dans la foi ».