Le sport des rois : un roman gigantesque qui parle de chevaux, d’équitation. Mais pas que. Un roman gigantesque qui parle du racisme et de misogynie, d’encolure et de cou, de poitrine et de poitrail. Un roman américain qui à travers trois générations de fermier du Kentucky raconte le Noir et le Blanc. Un deuxième roman magistral et déboussolant de Catherine Elaine Morgan.
C’est comme un film en cinémascope avec les couleurs des projections des années soixante. Un panorama infini qui s’étend sur de multiples taches vertes où s’entremêle le noir des forêts. L’image est fixe mais l’ondulement des plantations de maïs ou de tabac suffit à animer ce que l’on prendrait au prime abord pour une photo. C’est un paysage paradisiaque qui semble figé depuis des millénaires : Paris, Paris dans le Kentucky,
cet endroit qui se glorifie de fournir un esclave à chaque homme blanc.
La véritable immobilité c’est celle des petits points noirs que l’on distingue, disséminés dans le paysage. Ce sont des femmes et des hommes qui sont là depuis la fin du 18e siècle, qui ne bougent pas, qui prolongent la vie de leurs ancêtres car la génétique et l’expérience doivent mener l’existence vers la perfection. Une expérience qui dit que les blancs sont supérieurs aux « Négros », que le Klan d’une certaine manière aide à la justice.
Si l’on regarde longuement l’image, on s’aperçoit qu’elle constitue une fresque, une fresque ininterrompue qui s’étale dans le temps, de la fin du 18e siècle jusqu’en 2006, elle raconte une histoire, celle de trois générations de propriétaires blancs, racistes, misogynes, certains de leur supériorité. John Henry Forge, issu d’illustres pionniers précède Henry Forge qui, même s’il transforme la propriété de cultures en immense haras, poursuit l’immobilisme exigé de son père. CE Morgan, avec des images écrites qui rappellent souvent les Moissons du Ciel de Terrence Malick, raconte avec une force d’écriture rarement rencontrée cet enfermement mental qui fait de l’excellence souhaitée une prison plus terrifiante que les barreaux d’une véritable geôle. Parfois imposé à coups de ceinture, cette absence de réflexion privilégie les certitudes au doute. Rien ne semble pouvoir changer dans ce Kentucky aux paysages magnifiques et aux hommes médiocres dont les « vies n’existent que parce qu’elles se déroulent sous les yeux des autres ».
Alors pour animer cette fresque, faire bouger les choses, il faudra une femme. Henrietta, fille de Henry. Une Forge bien entendu. À la moitié de cet énorme roman, un jeune homme noir, Allmon Shaughnessy, jeune garçon d’écurie, va bouleverser l’ordre des choses. Dans un monde d’équitation et de cheval, qui s’entrecroise avec l’histoire de l’esclavage, des boxes vont s’ouvrir, des perspectives nouvelles se proposer. La fresque peinte va devenir film, animée par la passion. Les certitudes vont se craqueler dans ce haras fait pour créer des chevaux génétiquement parfaits. Un jour naît chez les Forge la plus belle des pouliches que la Terre ait porté. Elle est noire. Comme un symbole. Elle est belle, magnifique. Comme le corps de Allmon que Henrietta désire au plus profond d’elle même. Des corps que Catherine Elaine Morgan décrit magnifiquement, des muscles qui vivent et respirent lors d’un débourrage ou lorsque Henrietta exige d’Allmon son amour. Des corps en mouvement et sans mensonge, annonciateurs d’une rébellion brusquement nécessaire.
Cet énorme roman fleuve, à la lecture nécessairement attentive, est large, ample, liquide, dévalant la pente comme l’Ohio, cette rivière qui sépare les pays d’esclavage des états de liberté. C.E Morgan nous fait traverser ce torrent d’eau, nous faisant flotter, suffoquer parfois, mais parvient finalement à nous faire traverser ces trois cent soixante seize mètres d’une frontière, pour atteindre le sol ferme. Alors on s’ébat, on se sèche après tant d’impétuosité. On reste plein de questions et on se demande si le monde a vraiment changé au cours de ces décennies sous les coups de violentes ruades alors qu’un fermier accoudé au comptoir se demande à haute voix:
Je crois que le pardon et l’amour c’est la même chose. Pas vous ?
Le sport des Rois de C.E Morgan. Traduit de l’anglais par Mathilde Bach-Duverne. Éditions Gallimard. Collection Du Monde Entier. 656 pages. 24€. Titre original : The Sport of Kings.
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