La Légion d’honneur a-t-elle encore du sens ? Réponse à Rennes avec le grand chancelier François Lecointre

8937
Francois Lecointre
François Lecointre dirige l’institution de la Légion d'honneur

Créée par Napoléon Bonaparte en 1802, la Légion d’honneur est la plus haute distinction honorifique française. C’est le général d’armée François Lecointre, chef d’état-major des armées de 2017 à 2021, qui dirige l’institution de la Légion d’honneur. La Légion d’honneur distingue « les mérites éminents » rendus à la Nation, qu’ils soient civils ou militaires. Symbole de reconnaissance républicaine, elle incarne, du moins dans son intention originelle, un idéal de mérite, de service et de grandeur. Mais des deux siècles plus tard, son attribution soulève régulièrement des polémiques : la Légion d’honneur récompense-t-elle encore la vertu, ou bien a-t-elle été banalisée, voire dévoyée ?

Un ordre pour honorer les mérites… ou les réseaux ?

Théoriquement, l’entrée dans l’ordre de la Légion d’honneur répond à des critères stricts : il faut avoir rendu des services reconnus à la Nation pendant au moins vingt ans. Toutefois, dans les faits, la distinction n’échappe pas aux logiques de pouvoir, de notoriété ou de lobbying. L’attribution à certaines personnalités médiatiques, chefs d’entreprise, dirigeants sportifs, artistes ou organisateurs de spectacles et autres manifestations peu ou prou culturelles, suscite régulièrement l’étonnement, voire carrément l’indignation.

Les critiques se concentrent souvent sur le caractère jugé insuffisamment justifié, si ce n’est arbitraire, voire complaisant, de certaines nominations. Par exemple, des personnalités accusées de fraude, de comportements éthiquement douteux ou ayant fait l’objet de controverses majeures ont pu recevoir la Légion d’honneur – et l’ont conservée malgré des condamnations. L’affaire Carlos Ghosn, décoré avant d’être rattrapé par la justice, mais jamais déchu, ou plus récemment les critiques qui visent certaines figures du monde des affaires ou du divertissement ont ravivé le débat. Bref, le bottin de la Légion est d’un rouge un peu marron…

légion honneur

Un usage politique de la reconnaissance

L’État décore aussi des élus, anciens ministres ou collaborateurs de cabinets, selon une tradition bien ancrée de récompense des serviteurs de l’administration ou du gouvernement. Ce geste est parfois perçu comme une validation réciproque ou un renvoi d’ascenseur. Ainsi, l’ordre devient alors l’illustration d’un entre-soi plus que d’un mérite universellement reconnu. Cette logique n’est pas propre à la Ve République : dès l’Empire et tout au long de l’histoire de la Légion, les nominations ont toujours eu une dimension politique. Mais à l’heure de la transparence et de la défiance vis-à-vis des élites, ces choix sont scrutés et critiqués avec davantage d’intransigeance.

La Légion d’honneur reste aussi un honneur pour beaucoup

Il serait toutefois injuste de réduire l’ordre à ses dérives. Chaque année, de nombreux récipiendaires restent anonymes ou méconnus du grand public : soignants, enseignants, chercheurs, bénévoles, ouvriers, résistants ou anciens combattants. Ces femmes et hommes décorés incarnent un mérite authentique, discret, parfois héroïque. Ces décorations illustrent encore la fonction symbolique de la Légion d’honneur : rendre visible un engagement, célébrer le dévouement silencieux, dire « merci » au nom de la République à ceux qui ont œuvré sans attendre la reconnaissance. Dans ces cas, l’ordre joue pleinement son rôle de miroir des valeurs collectives.

Francois Lecointre

Faut-il réformer l’institution ?

Devant la perte de crédit de la distinction auprès d’une partie de la population, certains plaident pour une réforme : transparence accrue des critères d’attribution, limitation des décorations à des personnes sans condamnation judiciaire, renforcement de la parité, valorisation des parcours non élitistes. Une autre piste serait de sanctuariser certaines promotions comme étant exclusivement tournées vers des actions d’intérêt général (environnement, social, santé publique…).

D’autres, plus radicaux, posent la question de l’abandon pur et simple d’un système de décorations nationales qu’ils jugent anachronique ou monarchisant. Mais cette vision reste minoritaire. Pour beaucoup, la Légion d’honneur conserve une charge symbolique forte, à condition de restaurer son exemplarité.

Une distinction à réenchanter

En somme, la Légion d’honneur demeure un outil précieux pour faire exister une mémoire collective du mérite et de l’engagement. Mais elle est aujourd’hui prise dans une tension entre reconnaissance sincère et soupçon d’entre-soi. Ce paradoxe affaiblit sa portée. La question n’est pas tant de la supprimer que de la réanimer : redonner du sens à l’honneur à l’aune de l’éthique, du service et de l’exemplarité. Et faire en sorte que cette distinction cesse d’être l’objet d’un sourire sceptique pour redevenir un motif de fierté partagée. En fait, afin de réanimer la Légion d’honneur, ne faudrait-il pas simplement réanimer l’esprit de la France et de la vie républicaine ?

La visite du grand chancelier à Rennes

Dans ce contexte de doute et de débat, le déplacement du général François Lecointre, grand chancelier de la Légion d’honneur, à Rennes les 11 et 12 juin 2025, prend une portée particulière. Son objectif est précisément de réaffirmer la vocation civique de la Légion d’honneur et rappeler que celle-ci peut être, selon ses mots, un « ferment actif de citoyenneté ».

Lors d’une conférence donnée à l’Hôtel de la préfecture, il insistera sur le dispositif d’initiative citoyenne, désormais renforcé. Celui-ci permet à tout citoyen de proposer une personne de son entourage pour les ordres nationaux dans une logique d’ouverture et de reconnaissance des héros du quotidien. Une manière de contrecarrer l’image élitiste et politisée de la Légion en redonnant aux citoyens un pouvoir de proposition et d’identification.

La visite sera aussi l’occasion de remettre les insignes à cinq personnalités bretonnes reconnues pour leur engagement : le docteur Xavier Deltombe, les commissaires Laurent Boulleveau et Sonia Carpentier, Mme Isabelle Lecomte et M. Gilles Traimond. Cette cérémonie entend incarner concrètement l’esprit de l’ordre ; autrement dit; honorer le service de l’État, mais aussi de la société civile dans sa diversité.

françois lecointre

Le grand chancelier rencontrera également les associations de décorés et prononcera une seconde conférence grand public, cette fois à Saint-Jacques-de-la-Lande, sur le thème : « De l’homme au soldat, du soldat au chef, de la vocation à la mission », tirée de son ouvrage, au demeurant remarquable, intitulé Entre guerres (Gallimard, 2024). Il y parlera aussi d’honneur, de responsabilité et de sens dans une époque saturée de désenchantement et de subversion de toute hiérarchie, voire de la neutralisation des valeurs morales et éthiques, par exemple de la probité comme de la parole donnée.

Enfin, une séquence jeunesse réunira une quarantaine de lycéens, jeunes engagés, et volontaires du service civique. Là encore, l’objectif est clair : transmettre les valeurs de la République et faire de la Légion d’honneur non plus un simple ornement de costume, mais une promesse à tenir, un modèle à transmettre. Tout un programme…

En multipliant les rencontres de terrain et en rappelant la possibilité pour tous de contribuer à faire émerger les figures de demain, le grand chancelier cherche à redonner souffle à une institution menacée d’essoufflement, voire en crise. Réancrer l’honneur dans l’engagement, voilà sans doute la seule voie pour que la Légion d’honneur redevienne fidèle à son nom. Cela étant, encore une fois, afin que la Légion d’honneur reste fidèle à elle-même, ne faudrait-il pas avant tout que la République française retrouve une droiture, un sens de l’engagement et une exemplarité des valeurs au service d’un esprit républicain et d’une vie nationale renouvelés ?

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.