En une décennie, le paysage de l’enseignement supérieur français a basculé. Sous la pression de Parcoursup, une véritable usine à gaz qui stresse et démotive tant de jeunes, des dizaines de milliers de lycéens se voient orientés vers des formations par défaut. Leurs vœux s’étiolent, leur confiance aussi : beaucoup finissent par chercher refuge dans le privé, persuadés qu’ils y trouveront enfin reconnaissance et suivi personnalisé. Ce mouvement de désespérance a ouvert un boulevard à une floraison d’écoles « hors Parcoursup », plus ou moins sérieuses, qui se disputent désormais le marché de l’angoisse étudiante.
À Rennes, la prolifération est spectaculaire : près d’une centaine d’écoles supérieures privées ont ouvert en quelques années. Derrière leurs façades vitrées, leurs slogans et leurs visuels de “campus internationaux”, beaucoup abritent une tout autre réalité : celle d’un secteur lucratif, où la pédagogie se dissout dans le marketing et la rentabilité financière.
Le mal à la racine : un système secondaire à bout de souffle
Il faut d’abord rappeler que la crise du supérieur plonge ses racines bien plus tôt, dans la défaillance d’un collège unique voulu par Jack Lang et ses successeurs, qui, malgré ses idéaux égalitaires, a montré ses limites. Aujourd’hui, un tiers des élèves entrant au lycée sont incapables d’écrire une page de rédaction sans commettre des dizaines et diizaines de fautes d’orthographe et de grammaire. Ce constat, connu mais trop souvent éludé, interroge la cohérence d’un système qui prétend conduire tous les jeunes Français vers le baccalauréat, quand une part importante d’entre eux aurait tout à gagner à être réorientée dès la troisième vers des filières techniques, manuelles ou artistiques épanouissantes.
À force d’avoir voulu faire du bac un passage obligé et de l’université une voie de masse, la France a fini par diluer la valeur de ses diplômes. Des milliers de jeunes, parfois bardés de licences ou de maîtrises obtenues dans le privé comme dans le public, découvrent qu’ils ne possèdent en réalité que peu de compétences et des morceaux de papier sans valeur réelle sur le marché du travail. Le diplôme, censé être une promesse d’avenir, devient un leurre. Il est urgent de rompre avec cette illusion du « bac pour tous » et de restaurer une orientation fondée sur les talents, les aptitudes et la motivation de chacun.
Une double défaillance : Parcoursup et l’érosion du service public
Il serait malhonnête de ne pointer que les écoles privées sans rappeler les causes profondes de leur prolifération. Le système Parcoursup, opaque, anxiogène et technocratique, génère chaque année son lot de décrochages, de frustrations et de trajectoires absurdes. Des bacheliers scientifiques se retrouvent en licence de sociologie, des littéraires en BTS comptabilité. L’algorithme ne “choisit” pas, il trie. Les laissés-pour-compte, parfois brillants mais démotivés, deviennent une proie facile pour les écoles commerciales qui leur promettent “un accompagnement humain” et “un diplôme reconnu par l’État”.
À cela s’ajoute le délabrement progressif d’une partie du service public universitaire. À Rennes 2, comme dans plusieurs universités françaises, les années se succèdent entre blocages, suppressions de TD, enseignants précarisés ou absents, encadrement pédagogique défaillant. Certains étudiants ne voient leur professeur que quelques fois dans le semestre ; d’autres subissent des grèves qui ne sont que fort rarement rattrapées. Ce climat de lassitude, ajouté à la surcharge des amphis, pousse les familles vers le privé — même à crédit.
Le cas Studio M : l’école des illusions
La bonne enquête menée par France 3 Bretagne à propos de Studio M Rennes, rattachée au groupe Eduservices, est bien représentative. Promettant à ses étudiants une formation audiovisuelle de haut niveau, l’école vendait du rêve — matériel professionnel, intervenants prestigieux, taux de réussite de 100 %. La réalité ? Locaux exigus, matériel obsolète, cours incohérents, turnover d’enseignants et seulement 16 % de réussite en BTS. Certains jeunes, endettés à hauteur de 20 000 €, se retrouvent sans emploi, employés comme plongeurs ou livreurs. « On est managés par des investisseurs qui ont un tableau Excel dans le crâne », résume un ancien salarié. Quinze démissions en trois ans, enseignants surchargés, management autoritaire : tout indique une logique de profit, non de pédagogie.
Des pratiques pédagogiques parfois indignes
Mais les dérives ne s’arrêtent pas à Studio M. Faut-il rappeler que plusieurs écoles rennaises ont été signalées pour examens oraux passés… par téléphone, parfois alors que l’enseignant se trouve en voiture, comme à AMOS Rennes. D’autres sont accusées de ne pas répondre aux courriers recommandés ni aux mails d’étudiants confrontés à des dysfonctionnements graves, au risque d’entraîner leur départ sans remboursement des 8 000 euros de frais annuels. Dans certains cas, les “cours en présentiel” sont remplacés sans préavis par de simples vidéos en ligne, dans des salles sans chauffage ni Wi-Fi. D’autres facturent en supplément des licences logicielles ou des activités périscolaires pourtant indispensables à la formation.
Plus grave encore, certaines écoles n’hésitent pas à publier de fausses offres d’alternance copiées sur Internet, dans le seul but d’attirer des inscriptions. L’étudiant croit avoir trouvé un contrat, signe, puis apprend que “l’entreprise a pris quelqu’un d’autre”. Il est alors encouragé à “rester inscrit”, et paie malgré tout. Dans certaines promotions, plus des deux tiers des étudiants n’ont jamais trouvé d’alternance.
Ces dérives sont favorisées par un vide réglementaire. Le ministère de l’Enseignement supérieur n’exerce aucun contrôle sur les contenus pédagogiques ; le ministère du Travail se limite à valider des titres RNCP sur dossier ; et la DGCCRF n’intervient qu’en cas de publicité mensongère manifeste. Entre ces failles, des groupes privés prospèrent dans une zone grise. Le modèle éducatif devient un produit financier, les étudiants des clients, et les professeurs des prestataires temporaires.
Pour une refondation éthique du supérieur privé et du public
Qu’il soit public ou privé, enseigner n’est pas vendre. L’État doit instaurer une charte nationale de transparence pour tous les établissements supérieurs privés : publication des taux réels de réussite et d’insertion, qualification du corps enseignant, reconnaissance effective des diplômes, et contrôle indépendant des conditions d’enseignement.
Mais cette exigence doit s’accompagner d’une réforme profonde de l’enseignement supérieur public. Il ne suffit plus de dénoncer les dérives marchandes : il faut aussi rétablir la rigueur, la motivation et la responsabilité au sein du service public universitaire, qui connaît une baisse continue de sa qualité professorale et pédagogique. Trop d’enseignants, notamment dans certaines filières, ont cédé à la routine ou à la paresse intellectuelle. Trop d’heures de cours disparaissent sans compensation, trop de copies sont corrigées à la hâte. Les étudiants méritent des professeurs présents, exigeants et inspirants, pas des absences prolongées ni des rattrapages illusoires.
La refondation doit donc être double : réencadrer le privé pour protéger les étudiants des escroqueries pédagogiques, et revitaliser le public en redonnant de l’efficacité à ParcourSup et en réaffirmant la vocation de l’Université à former des esprits libres, cultivés et responsables – bref, en allégeant les deux d’un pourcentage non négligeable de jeunes personnes qui n’ont simplement rien à y faire. Sans cela, la France continuera de fabriquer une jeunesse désabusée, mal aiguillée, démotivée, et parfois endettée. Le rêve d’une éducation libre ne doit pas devenir le cauchemar d’un commerce sans âme — ni celui d’un enseignement public engourdi par la complaisance, le renoncement et l’idéologie nocive.
