Chaque jour pendant trois ans, j’ai reçu une lettre d’un même expéditeur. Chaque jour, pendant trois ans j’ai pris un énorme plaisir à la lecture de ces lettres. Chaque jour pendant trois ans j’ai reçu des lettres signées : « Vincent ». Vincent Van Gogh.
À l’origine de cette lecture, un simple fait économique basique, mais essentiel. L’édition référence de l’intégrale de la correspondance de Van Gogh publiée en France en octobre 2009 par Actes Sud a vu brusquement son prix de vente diminué de moitié. À l’échelle des priorités personnelles mon rêve de disposer de l’intégralité de la correspondance du peintre hollandais pouvait devenir réalité. À l’exception des éminents spécialistes mondiaux de Van Gogh, cette acquisition ne peut être en effet que le fruit d’une démarche personnelle bien raisonnée à cause du prix bien entendu, mais aussi de la nature et du volume des livres choisis. Ce n’est pas un achat anodin. C’est un achat de poids.
Il vous accompagne des semaines durant, vous permettant d’imaginer trouver chaque jour dans votre courrier une, deux ou trois lettres de Vincent. Chaque soir ainsi, j’ai ainsi pénétré dans la vie intime, dans les pensées les plus secrètes d’un homme au caractère si déroutant et du plus génial des peintres. Car l’homme qui se révèle à travers cette correspondance est complexe, multiple, bien loin de l’image agaçante et réductrice d’un génie fou à l’oreille coupée.
Comme les couleurs qu’il va apposer sur la toile, brutes, sans nuances, l’homme né à Zundert est excessif, intransigeant, cyclothymique. Les lettres révèlent des idées fixes, obsessionnelles qui s’accordent d’ailleurs presque à chaque fois avec un lieu. À Londres, il veut se faire pasteur et dans de longues lettres, il recopie à l’envie des passages des testaments. Dans le Borinage, il poursuit sa quête religieuse, frisant la démence, s’infligeant des souffrances qui le conduisent aux portes de la mort. Puis, c’est Amsterdam et l’amour à sens unique de Kee Vos, puis l’idée du mariage avec Sien à La Haye. Van Gogh rumine, maniant peu d’idées à la fois, ce que les ouvrages traduisent bien par une petite annotation en marge : « Thème récurrent ».
Et puis chaque obsession s’achève brutalement. La religion devient indésirable. L’amour cesse. La volonté de convertir son frère en peintre abandonnée. D’une lettre à l’autre plus rien des milliers de lignes précédentes. Changement de lieu rime souvent avec changement d’obsession. Car l’homme fuit, sans doute le vide qu’il fait autour de lui. Ses meilleurs alliés, ses amis, sa famille finissent par s’en éloigner, son père voulant même le faire interner dans une ville pour « fous » à Gee.
Nous sommes loin dans ces années 1878 à 1884 du génie incompris, car Van Gogh n’a été jusque là qu’un médiocre prédicateur, un médiocre étudiant, un médiocre soupirant, et huit ans avant sa mort qui n’a rien produit de concret, n’ayant même pas encore touché le moindre pinceau. La seule constance, celle qui va générer son œuvre, c’est celle offerte par son frère Théo : la quasi-totalité des lettres retrouvées sur les 819 éditées s’adressent en effet à son frère, le seul qui trouve grâce à ses yeux, le seul qui à défaut de le comprendre l’écoute et le lit. Et lui verse chaque mois un viatique minimum indispensable de 100 francs que Vincent réclame comme une prière permanente, prière toujours exaucée. Sans Théo pas de Vincent et cette relation affective trouve son ampleur et sa vérité dans cette correspondance extraordinaire. La fréquence des lettres (10 mois d’arrêt seulement pour fâcherie entre la mi-août 1879 et juin 1880), la longueur de nombre d’entre elles, leur caractère intime constituent une extraordinaire plongée dans l’affectif de deux frères.
À l’exception de la période « religieuse » de Vincent, peu de banalités, peu de platitudes. On est dans la douleur, dans le mal-être, dans l’exaltation et à partir de 1880 dans la souffrance créatrice de Vincent. On l’apprend par une toute petite phrase d’une lettre de 1882, c’est Théo, marchand de tableaux chez Goupil, qui orientera Vincent vers le dessin et la peinture en 1880, cherchant à sauver la vie et la santé mentale de son frère. C’est à Théo (et donc à nous aujourd’hui) que Vincent confiera ses craintes, ses progrès, ses désespoirs, ses envies. Exemple presque unique des affres de la création (à joindre à la correspondance exceptionnelle de Flaubert), qui nous sont ainsi détaillées. Et Van Gogh écrit bien. Cultivé, gros lecteur, grand amateur de gravures dont il tapisse les murs de ses logements lépreux, sa pensée nous renvoie souvent à nous même, à nos préoccupations d’homme.
Cette introspection permanente qui nous est livrée, Vincent la poursuivra jusqu’à l’obsession avec ses 43 autoportraits, introspection sans indulgence, pour aller au fond de son âme. Égocentrique jusqu’à l’extrême. Peu à peu apparaissent en même temps que ses dessins les « paysages de mots », les descriptions de ce qu’il voit, de ce qu’il ressent, ces sensations qu’au final il parviendra à traduire dans sa peinture. Des mots d’abord, des touches de peinture ensuite, mais toujours au contact de cette nature qui elle seule est capable lui procurer cette fièvre de joie. Sur le motif, toujours sur le motif.
Tout cela, ses ouvrages, dont l’élaboration initialement prévue sur 5 ans s’étendra sur dix années de plus, vous le donnent à lire dans une présentation d’une qualité irréprochable. Un minimum de notes (l’essentiel est dans le sixième et dernier tome), mais surtout la reproduction de toutes les gravures, tableaux cités par Vincent dans ses lettres, permettant ainsi de comprendre la stagnation (Millet, l’école de Barbizon, les graveurs anglais) puis l’évolution de la culture artistique du peintre en devenir.
Et puis cette lecture laisse quand même, et heureusement, des zones d’ombre dont la plus importante : comment ce dessinateur besogneux, sans talent particulier, au dessin raide et mal proportionné, qui se confortait dans des gravures grisâtres, des modèles en atelier, des peintures sombres et ténébreuses, est devenu ce peintre exceptionnel à la palette vive, aux couleurs sans mélange, à la lumière incandescente ? Rien n’explique ce changement dans la vie de Vincent. Pas de changement d’humeur, de caractère. Pas de mutation affective. Rien si ce n’est le mystère de la création et du génie, mystère infini, mystère de l’homme et de sa condition.
Vincent Van Gogh. Les Lettres, édition critique complète illustrée. Actes Sud Beaux Arts. ISBN 978-2-7427-8586-5. Prix indicatif : 200, 00€ (au lieu de 400€ à l’origine).
Quelques conseils de lecture si la monumentalité ou le prix de l’intégrale de la correspondance vous rebutent :
Biographies : « Van Gogh » chez Flammarion paru en octobre 2013 (voir notre article)
En poche : « C’était mon frère » de Judith Perrignon. Éditions Folio : 5,60€. Le point de vue de Théo après la mort de Vincent. Un style magnifique et touchant pour un ouvrage à petit prix.
La technique de Van Gogh : « Van Gogh à l’œuvre » chez Actes Sud . 55€. Un formidable livre reprenant les travaux de la Fondation d’Amsterdam sur les techniques du peintre. Indispensable, passionnant sans être pédant. Un prolongement logique des biographies pour cerner cette fois-ci l’œuvre elle même.
Roman : « Toutes les couleurs du monde » de Giovanni Montanaro. Grasset. L’auteur imagine la période où Van Gogh « disparait » entre août 1879 et juin 1880. Le peintre arrive à Gee le « village des fous ». Un livre inclassable qui séduit ou agace.
BD : « Vincent et Van Gogh » deux ouvrages de Smudja chez Delcourt (voir notre article). Également « La ligne de Front » de Manuel Larcenet chez Dargaud, un classique.