L’homme qui lisait des livres : le roman de Rachid Benzine va au-delà des images

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Alors que les médias nous assaillent d’images atroces et de nouvelles accablantes, nous en venons parfois à oublier l’humanité tapie derrière la violence. L’écrivain, lui, a ce pouvoir de prolonger le regard du journaliste, d’explorer ce que les faits bruts laissent dans l’ombre. Rachid Benzine excelle en cela : il sait poser les mots justes sur les vies invisibles, donner chair à ce que l’image seule ne peut raconter.

Julien Desmanges est photographe. Depuis son arrivée à Gaza, il vit au cœur d’un théâtre de folie et de misère. La mort y devient ordinaire. Alors qu’il aimerait saisir des instants de vie quotidienne, son journal lui réclame des clichés d’enfants en pleurs, de soldats blessés ou d’immeubles en ruine. Certes, une image peut émouvoir le monde entier, mais elle ne saurait suffire à elle seule.

Dans un quartier moins touché, plus commerçant, Julien aperçoit une librairie. Devant des piles de livres posées à même le trottoir, un vieil homme lit en sirotant un thé. Il semble hors du temps, transporté par la grâce de sa lecture. Voilà la vraie image pour Julien ! Mais au moment d’appuyer sur le déclencheur, une ombre alerte le libraire.

— « Ne croyez-vous pas, ajoute-t-il, qu’un portrait gagne à ce qu’on connaisse ce qui est caché ? Vous me paraissez sympathique. Cet endroit vous semble amusant, étonnant, peut-être même folklorique. Le modeste libraire sur le pas de sa porte vous a sans doute intrigué. Mais n’y a-t-il pas derrière tout regard une histoire ? Celle d’une vie. Celle de tout un peuple parfois. »

Avant de lui raconter la sienne, le vieil homme offre à Julien deux livres : La Condition humaine d’André Malraux et La Terre nous est étroite et autres poèmes de Mahmoud Darwich. Le lendemain, Julien retrouve Nabil, le libraire, qui accepte enfin de se confier.

Né en 1948 d’une mère musulmane et d’un père chrétien, il a quitté son village de Bilad-el-Cheïkh, chassé avec sa famille par les soldats. Tous furent parqués dans un camp de la vallée du Jourdain. Guerre, survie, exil. Nabil trouva refuge dans les livres et dans le théâtre de Shakespeare. En avril 1967, le camp fut bombardé par des frappes aériennes.

« Chaos, humiliation, destruction. Toute leur vie, bien des Palestiniens n’auront connu que ce traitement. Et toute leur vie également, bien des Israéliens n’auront vu les Palestiniens qu’à travers le prisme du terrorisme. Ces images inversées expliquent l’impossible réconciliation. »

En lisant le Livre de Job, Nabil s’interroge : pourquoi sa vie n’est-elle que souffrance ? Mais il refuse de se résigner. Il veut comprendre. Où chercher, sinon dans les livres, comme le lui avait conseillé son frère avant de mourir ? La lecture devient sa respiration, son évasion. En créant une bibliothèque dans le camp, Nabil se transforme en passeur de savoir, en porteur d’espérance.

De retour à Gaza en 1973, le destin s’acharne encore sur sa famille. On ne guérit pas de l’absence des êtres chers. Mais l’homme survit dans le refuge de sa librairie, où il continue à conseiller les ouvrages qui portent les mots nécessaires à chacun.

Car un livre contient la vie, la mémoire et les douleurs des peuples. Et un libraire, comme un lecteur, n’a pas seulement le devoir, mais le désir profond de transmettre, afin de mieux comprendre.

Si les photos, les reportages et les analyses d’experts sont indispensables, ils gagnent à être prolongés par la lecture. Le roman, par son ampleur, offre à l’écrivain l’espace nécessaire pour déployer une pensée, confronter les points de vue, explorer la complexité. Il permet aussi de prendre le temps : celui de faire exister un personnage, de l’incarner pleinement.

Et quand ce personnage s’appelle Nabil, la rencontre devient à la fois riche et saisissante. Car ce libraire fait preuve d’une profonde humilité et refuse d’être enfermé dans une identité figée. C’est un homme marqué par la douleur, mais qui ne cède ni à la résignation ni à l’amertume. Offrir des livres est, pour lui, une forme de résistance.

Dans un lieu où l’on réduit les hommes à une région, où l’on tente d’effacer des vies et des mémoires, Nabil transmet une histoire et une sagesse.

Un roman fort de cette rentrée littéraire.

Rachid Benzine, né en 1971 au Maroc, est islamologue, enseignant franco-marocain et écrivain reconnu pour ses romans et ses pièces de théâtre. Il est aujourd’hui l’une des figures importantes de l’islam libéral francophone.

L’homme qui lisait des livres, Rachid Benzine, Éditions Julliard, 21 août 2025, 128 pages, 18 €, ISBN 978-2-260-05686-7.

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Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.