Un État sans territoire, une nation sans peuple, une Constitution sans reconnaissance : le Liberland cristallise les obsessions contemporaines de souveraineté individuelle, de techno-libertarianisme et de désintermédiation politique. Récit d’un mirage postmoderne sur les rives du Danube.
Un État par défaut
A-t-on besoin de terres pour être un pays ? C’est la question vertigineuse que pose Liberland, micronation autoproclamée le 13 avril 2015 par le Tchèque Vít Jedlička sur une bande de terre de 7 km² coincée entre la Croatie et la Serbie, sur la rive occidentale du Danube. Le territoire, appelé Gornja Siga, n’est officiellement revendiqué ni par Zagreb ni par Belgrade, en raison d’un flou post-yougoslave autour du tracé du fleuve.
« Puisqu’aucune nation ne le réclame, nous avons proclamé un pays libre. » affirme Jedlička dans un entretien donné à Radio Prague (2015).
Le pari est simple : faire valoir le principe de terra nullius pour créer un État. Mais derrière ce coup de dé de droit international se profile un projet plus vaste : celui d’un laboratoire libertarien européen.
Techno-libertarisme ou crypto-utopie ?
La Constitution de Liberland (disponible en ligne, en anglais) propose un gouvernement minimaliste, une interdiction constitutionnelle de la dette publique, et une fiscalité facultative. « Mon ambition est de trouver le minimum de régulation pour obtenir le maximum de liberté économique individuelle », répète Jedlička.
L’usage d’une cryptomonnaie nationale, le Liberland Merit, est un symbole fort : il s’agit de court-circuiter les banques centrales comme les institutions étatiques. En 2024, l’influenceur crypto Justin Sun (fondateur de TRON) est nommé Premier ministre de Liberland, cristallisant l’alliance entre libertarianisme politique et liberté numérique.
« Liberland, c’est l’incarnation la plus aboutie du fantasme de souveraineté individuelle illimitée. » — Gabriel Rossman, Chicago Journal of International Law, 2016.
Terra nullius ou terra ficta ?
Le droit international reste sceptique. La Croatie considère l’initiative comme une « idée provocatrice » et un « risque pour la République de Croatie » (lettre de Miro Kovač, ministre des Affaires étrangères, 2016). Quant à la Serbie, elle se désintéresse officiellement de la question.
Les tentatives de reconnaissance par d’autres nations — Somaliland, divers partis libertariens au Canada, en Espagne ou aux États-Unis — n’ont aucun effet diplomatique réel. Mais le Liberland ne cherche pas à être reconnu autant quà être relayé, commenté, observé. Son existence repose d’abord sur sa visibilité.
Une citoyenneté sans territoire
Plus de 700 000 demandes de citoyenneté ont été enregistrées dès 2022. Critère principal : ne pas être communiste, ni extrémiste. L’obtention d’un passeport diplomatique (5 000 dollars en bitcoin) donne accès à un titre symbolique, mais sans valeur aux yeux des douanes.
« On n’habite pas le Liberland : on y adhère mentalement. » — extrait de Voyage au Liberland, Demeillers & Osoha, 2021.
Le pays se vit comme une communauté d’esprits plutôt qu’un espace physique. La ville de « Liberpolis », capitale virtuelle, n’existe pour l’instant que dans des rendus architecturaux (Zaha Hadid Architects) et sur le Metaverse.
Une enclave-idée : l’État comme fiction
Ce que met en jeu le Liberland, c’est la mutation du concept même d’État. Dans une époque où les communautés se structurent en ligne, où les monnaies deviennent algorithmiques, et où la gouvernance se décentralise (DAO), l’idée d’un territoire réel, avec une population physique, devient presque accessoire.
Liberland n’est pas un pays : c’est un prototype, un manifeste, une parabole. Une enclave mentale pour un temps où l’on ne revendique plus un pays pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il promet.
Le Liberland est moins une réalité qu’une expérience-limite. Il pousse à l’extrême les logiques du libéralisme, du déterritorialisé et de l’individualisme radical. Il inquiète autant qu’il fascine. Et s’il ne devient jamais un État, il est déjà un miroir tendu à l’Occident : que reste-t-il d’un pays quand on en dissout tous les liens ?

Micronations soeurs
Principauté d’Hutt River (1970-2020) : région australienne sécessionniste devenue emblème de la micronation rurale.
Principauté de Sealand (1967) : plateforme militaire britannique réclamée comme territoire souverain en mer du Nord.
Royaume d’Enclava (2015) : éphémère micronation créée sur une poche frontalière entre Croatie et Slovénie.
Royaume du Soudan du Nord (2014) : projet familial sur le Bir Tawil, territoire non revendiqué entre Égypte et Soudan.
