La Nuit ravagée de Jean-Baptiste Del Amo : exorcisme adolescent en périphérie

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Avec La Nuit ravagée Jean-Baptiste Del Amo opère un tournant. Oubliez les paysages pastoraux du Règne animal ou la tension biblique du Fils de l’homme, le romancier s’attaque ici à une matière tout aussi vitale mais plus souterraine : celle, tremblante et fiévreuse, de l’adolescence, de ses vertiges et de ses hantises. Il en tire un roman incarné, à la fois roman de formation, thriller psychologique et fiction fantastique, tendu comme un fil de cuivre sous orage.

Nous sommes propulsés back dans les années 1990, au cœur d’un lotissement anonyme de la ville fictive et taille moyenne de Saint-Auch, territoire aux lignes droites, aux intérieurs disjoints, aux désirs embusqués. Un territoire peu signifiant propice aux choses étranges…

Cinq adolescents — Mehdi, Max, Tom, Alex et Lena — s’y débattent entre violence domestique, sexualité naissante, école normée, racisme larvé et blessures muettes. Leurs familles sont bancales, parfois absentes. Eux tiennent debout grâce à ce lien indéfectible et fraternel qui unit les adolescents quand tout vacille ; l’amitié comme refuge (une serre où se réfugier et pousser…), comme pacte silencieux contre la cruauté du monde adulte. Une amitié nourrie d’espérance en un avenir meilleur et de la panoplie des films d’horreur produits dans les années 80 et enregistrés en VHS ou Betamax avec en tête The Thing de Carpenter et, à tout saigneur tout honneur, les premiers best-sellers de Stephen King.

C’est une maison qui fait basculer le récit. Une maison abandonnée, au fond de l’impasse des Ormes, envoûtante et opaque. Del Amo ne la traite pas comme un simple décor : elle devient un personnage à part entière, une force d’aspiration, une chambre noire du psychisme adolescent. Inspirée d’une maison réelle visitée enfant par l’auteur, elle cristallise ce sentiment d’unheimlich freudien – inquiétante étrangeté ou étrangeté familière – qui plane sur tout le roman. La nuit y devient perméable, le réel incertain. La maison, vortex de tous les fantasmes, fait office de révélateur, d’épreuve, voire de catalyseur des transformations psychiques et corporelles à l’œuvre chez les personnages. Ce que La nuit ravagée raconte, ce n’est pas une simple invasion du surnaturel dans l’esprit d’êtres humains réels et innocents, mais la manière dont l’imaginaire adolescent, surchargé de désirs et de douleurs, est susceptible de nourrir lui-même du monstrueux.

À la croisée de Stranger Things (sans son filtre nostalgique) et de la grammaire visuelle des vidéoclubs de province et le bestiaire du body horror à la Cronenberg, le roman convoque une constellation d’influences pour mieux les tordre à son usage. Le lecteur croisera les ombres de Freddy Krueger, de Candyman, de La Mouche, mais aussi celles, plus discrètes, de Lovecraft ou Graham Masterton (voire des Éclats de Bret Easton Ellis). À travers ces clins d’œil, Jean-Baptiste Del Amo explore comment l’imaginaire des adolescents – nourri d’horreur populaire, de mythes urbains, de monstres génétiquement modifiés – est susceptible de devenir le miroir grossissant d’une époque et de ses violences enfouies. Ainsi, la maison n’est pas qu’un piège. Elle est une métaphore : celle du passage violent à l’âge adulte, de la perte de l’innocence, de l’irruption déflorante du réel. C’est un lieu d’épreuve au sens initiatique.

Au-delà de l’habile construction narrative, la fluidité de l’écriture et l’économie qualitative des descriptions et des dialogues sont au service d’une campement visuel de l’action tout à fait Netflix compatible. La Nuit ravagée est un roman de peau, de moquette humide, de sueur adolescente et de regards échappés. L’écriture de Del Amo, parfois lyrique dans ses précédents ouvrages, se fait ici plus sèche, plus tendue, mais toujours d’une précision sensuelle. Elle épouse les corps, leurs tremblements, la peau qui chauffe, la parole qui se cherche, l’identité qui tangue, les émois, les désirs confus. À l’instar de la maison, les corps mutent, résistent, s’effraient d’eux-mêmes.

Les personnages sont tous intensément vivants, dotés d’une épaisseur psychologique et émotionnelle qui les rend immédiatement familiers. Mention spéciale à Mehdi, figure d’équilibre et de colère rentrée, et à Max, dont la découverte de son homosexualité, à travers une scène d’une beauté troublante, constitue l’un des forts moments du livre. Une fellation entre deux garçons (très peu Netflix compatible, mais qui retiendra l’attention de jeunes lecteurs ados en questionnement) marque un basculement émotionnel et symbolique ; loin d’être gratuite, elle vient dire ce que l’adolescence tait, ce que les normes invisibilisent. C’est l’un des moments les plus puissants du roman, parce qu’il conjugue trouble, tendresse et désordre du monde intérieur. Del Amo y projette aussi, de manière oblique, sa propre expérience d’un coming out provincial, vécu dans la solitude, la honte intériorisée et l’ombre du sida comme spectre silencieux.

Le roman prend alors une double dimension : sociale et allégorique. Saint-Auch devient un microcosme de la France périurbaine des années Mitterrand-Chirac, un monde de relégation silencieuse, d’échecs éducatifs, de masculinité toxique, du racisme diffus, d’échec des adultes. Certes, la périphérie est à la mode en ce moment… mais le traitement de Jean-Baptiste Del Amo n’est jamais (socio-)démonstratif ; ici, là, tout passe par le corps, les sensations, les regards. L’auteur travaille la texture des choses – l’odeur d’une pièce close, la sueur, les moquettes pourries, la brume mentale — avec la précision d’un cinéaste sensoriel en empathie avec ses créatures. L’influence de Les Griffes de la nuit se fait alors pleinement sentir ; cette idée que le cauchemar peut naître au cœur même du familier, du quotidien, du domestique.

Enfin, La Nuit ravagée agit comme une mise en abîme du genre horrifique lui-même en produisant une zone de friction entre fiction populaire et littérature psychologique, entre imaginaire adolescent et lucidité adulte. L’inscription dans les années 90 agit alors comme un biais de distanciation qui permet un feed-back vers le récepteur privilégié : l’adolescent (actuel comme celui qui se prolonge chez nombre d’adultes). Et comme Jean-Baptiste Del Amo ose l’allégorie, l’intime, le bizarre, sans jamais sacrifier l’intelligence de la narration, il parvient à resituer et à restituer l’adolescence dans sa vérité brute où le monde intérieur est plus vaste, plus inquiétant, plus vrai que le monde extérieur.

La Nuit ravagée par Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, coll. Blanche, 13 mars 2025, 368 pages, 23 € ISBN : 9782073092373

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.