Une loi mémorielle est une loi déclarant, voire imposant, le point de vue officiel d’un État sur des événements historiques. Une telle loi peut donc interdire l’expression de points de vue divergents. C’est le cas d’une nouvelle loi, votée par le parlement français, qui pénalise toute négation d’un génocide, notamment celui des Arméniens, commis par les Turcs en 1915.
« En matière d’histoire, il faut se résoudre à beaucoup ignorer. » (Anatole France)
« On appelle crime de génocide la conception ou la réalisation partielle ou totale, ou la complicité dans la conception ou la réalisation de l’extermination d’un groupe humain de type ethnique, racial ou religieux. » (définition du terme « Génocide » établie par le tribunal international de Nuremberg)
Tout d’abord, posons le contexte.
Un État européen prend unilatéralement, sans le moindre consensus communautaire, une décision relative à un génocide perpétré un siècle plus tôt dans un pays étranger qui avait pour nom l’Empire ottoman. D’emblée, c’est faire preuve d’une certaine confiance en soi que de s’attribuer un droit universel et des pouvoirs transhistoriques.
D’autant que l’histoire ancienne comme récente nous a démontré qu’il ne faut jamais laisser les hommes politiques s’impatroniser en historiens. C’est une voie royale vers le totalitarisme idéologique ou la dictature d’une doxa démagogique bien-pensante. Qui plus est, les démagocrates actuels peuvent difficilement se targuer d’avoir assez de recul, de neutralité et de connaissances nécessaires pour porter un jugement sur le passé, a fortiori, celui d’un pays étranger.
Si l’on accepte de continuer à leur conférer ce rôle, à quoi va ressembler le monde demain ?
Une planète de casus belli permanents.
Imaginez : demain, la Turquie et l’Algérie décident de conserve de déclarer les meurtres des Algériens de Paris survenus en octobre 1961 comme relevant du crime contre l’humanité. Que fait Paris ? Le même jour, la Grèce et la Russie déclarent le sac de Constantinople crime contre l’humanité et demandent un dédommagement pour l’Église orthodoxe. Quant aux États-Unis, ils déclarent génocide le massacre des huguenots par les troupes catholiques. Quelle position la France et le Vatican adoptent-ils ? Suite à cela, la ville de Toulouse déclare génocide le massacre des Albigeois. Etc.
Et, au fait, pourquoi privilégier tel ou tel génocide : pourquoi les Arméniens et non les Rwandais, les Amérindiens, les Karens, voire les Tibétains. Et que devient la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide vendéen de 1793-1794 introduite en 2007 (1) ? A quelle logique et à quels critères d’éligibilité cette sélection répond-elle ?
Voilà le triste avenir des lois mémorielles : un monde où chaque communauté recherchera des reconnaissances historiques auprès de pays plus influents et où chaque gouvernement instrumentalisera ce pouvoir.
Enfin, un jeune communiste nous a expliqué il y a quelques semaines que les millions de morts causés par le système constituaient un sacrifice nécessaire à l’érection du communisme. Bien qu’en total désaccord avec lui et lui ayant exprimé nos arguments, notre conscience et notre discernement nous interdisent toujours de lui interdire de formuler ces horreurs fermentées par sa pauvre et sombre pensée.
Appliquons ce cas à l’exemple des Arméniens. Ils ont subi un génocide. Pour autant, si un Turc, un Israélien ou toute autre personne, refuse de reconnaître ce qualificatif, doit-on les poursuivre en justice ? Doit-on les montrer du doigt en les taxant de mal-pensants ?
Cela étant dit, quels sont les motifs sous-jacents de ce vote ?
D’une part, comme l’ont souligné de nombreux observateurs à droite, à gauche et au centre, la décision hâtive de faire passer ce texte vise la récupération politicienne des voix des Arméniens de France. 500 000 électeurs d’un coup, ce n’est pas négligeable quand on est à la recherche d’une victoire présidentielle incertaine.
D’autre part, il faut noter qu’à l’approche de cette élection de 2012, se mettre ainsi à dos la Turquie et les Turcs présents en France, permet de valider la posture d’une droite gouvernementale qui a le courage de parler haut et fort à un pays islamique et qui refuse catégoriquement son entrée dans l’Union européenne. Bien entendu, des stratèges ès communication ont imaginé que cette posture ne serait pas pour déplaire à un électorat sensible à la question de l’islamisme.
À propos d’Islam, et dans la même logique insensée, à quand un élu qui proposera une loi condamnant le sionisme israélien colonisateur ? Bingo : 5 millions de voix empochés d’un coup. A ce petit jeu de la surenchère, la France sera à feu et à sang en moins de temps qu’il faut pour introduire une loi…
Au final, cette loi est un épouvantail dressé au-dessus de la tête des Français.
Quant à cette méthode politique, elle est la négation d’une approche moderne des relations internationales. De surcroît, elle va accroître les tensions communautaires en France. Jouer à un tel jeu pour des raisons électorales est-il bien sérieux ?
Enfin, faut-il mettre de la transcendance normative là où il n’est affaire que de convergences d’interprétations ? Qui peut s’arroger le droit de fixer une version définitive si ce n’est une conscience omnisciente ? Ce n’est pas le cas de l’histoire officielle qui est un processus dynamique de conjugaisons de narrations subjectives d’événements à un moment donné du temps social et politique. L’histoire officielle est peut-être nécessaire, mais prétendre qu’elle peut rendre l’Histoire, c’est là une bien vilaine fiction.
Dragan Brkic & Nicolas Roberti
(1) Proposition de Loi
Lois mémorielles > Peut-on et doit-on fixer l’histoire ?