La Demeure du chaos est un de ces endroits atypiques qu’Unidivers affectionne particulièrement. Depuis 1999, le plasticien Thierry Ehrmann alimente cet ovni artistique qui souffle cette année ses vingt bougies. C’est l’occasion de revenir sur ce monde post-apocalyptique qui a fait couler beaucoup d’encre et soulevé bien des combats judiciaires. De passage à Lyon ? Osez pénétrer la Demeure du chaos.
« Au commencement, fut Chaos […] » Théogonie (VIIIe – VIIe av. J.-C.), Hésiode.
À la sortie de Lyon, prendre la direction de Saint-Romain au Mont d’or, petit village bourgeois au cœur des Monts d’or… Dans un quartier résidentiel aux maisons de pierres dorées, écritures revendicatrices et graffs tapissent les murs extérieurs d’une propriété aux allures de bâtiment désaffecté. Derrière cette muraille de pierres, deux immenses crânes argentés surgissent d’entre les arbres et ne peuvent qu’interpeller… Depuis 20 ans, cet ancien relais de poste du XVIIe siècle abrite en son sein un univers fantasmagorique :La Demeure du chaos, musée d’art contemporain à ciel ouvert.
En tant que Rennais, on ne peut s’empêcher de comparer cet antre artistique à une version développée de l’Élaboratoire : un projet artistique hors du cadre institutionnel, une liberté de création totale et une volonté revendicatrice. Derrière le portail se cachent plus ou moins discrètement monticules d’objets et matériaux de l’ère industrielle — cabine téléphonique, carcasses de voitures, télévisions cathodiques, coque de bateau, fuselage d’avion, etc. — qui transforment ce paysage classique en monde d’après bombe nucléaire.
« Le musée du XXIe siècle sera le lieu unique de tous les arts où convergeraient toutes les cultures, les générations et les différentes strates sociales », Le musée imaginaire, André Malraux (1947).
Une architecture insolite née de l’esprit d’un seul individu ? Inconsciente ou non, la source d’inspiration de Thierry Ehrmann, plasticien depuis 36 ans et fondateur du groupe Serveur * et de Artprice ** depuis 1987, est frappante. Sous ses airs de château désarticulé et désenchanté, La Demeure du chaos ressemble au palais idéal dufacteur Cheval, situé non loin des terres lyonnaises, dans la Drôme.
Homme incompris, considéré parfois comme fou par les habitants du village, le facteur Ferdinand Cheval a passé 33 ans (1879-1912) à récolter avec soin des pierres lors de ses distributions de courriers afin de bâtir un palais pour sa fille, contre vents et marées. Sa manière à lui de montrer la beauté de la nature. Défendu par Jean Malraux, premier ministre de la Culture, et classé Monument Historique en 1969, il est aujourd’hui considéré comme le seul exemple architectural de l’art naïf.
* Groupe Serveur : pionnier historique en Europe des banques de données vers Internet
** Artprice : leader mondial de l’information sur le marché de l’art
Est-ce le sort également réservé à La Demeure du chaos et à Thierry Ehrmann ? Au vu de la bataille juridique qui se joue entre la ville et lui depuis 20 ans, le voisinage de ce charmant quartier semble aussi ouvert que celui du facteur Cheval à la fin du XIXe siècle. Mais après tout, si l’on en croit les belles écritures de La Demeure du chaos :
il faut être un peu fou pour ne pas le devenir…
« La véritable identité d’un artiste est son œuvre »
Depuis 1999, la Demeure du chaos a fait son nid sur le lieu de vie et de travail de Thierry Ehrmann, siège de l’entreprise Groupe Serveur et de ses filiales, dont ArtPrice. Au fil des années, elle s’est émancipée de sa forme architecturale originelle afin de s’infiltrer dans tous les recoins de l’ancien relais de poste jusqu’à flirter (gentiment) avec l’espace public. Avec plus de 6 000 œuvres, elle n’est aujourd’hui plus un simple musée, mais l’œuvre d’une vie, dont les critiques et violences à son égard forgent plus profondément son identité. « Elle a beau avoir été brûlée, virée au noir charbonneux d’une après-catastrophe, elle garde toujours son architecture de base et porte comme des décorations les effets d’éventration », souligne Hauviette Bethemont, critique d’art et commissaire d’exposition.
« Au début, j’ai habité dans La Demeure du chaos. Aujourd’hui, elle m’habite » Thierry ehrmann
À travers des milliers d’écritures, scènes de catastrophes et portraits – Kim Jong Un, Camille Claudel, Donald Trump, Xin Jinping, Emmanuel Macron, Charb ou Picasso, La Demeure du Chaos retranscrit l’histoire de notre siècle (voir galerie photo ci-dessus). Le bon comme le mauvais. Celle que l’on nomme également le musée de l’Organe semble être devenue une entité indépendante où l’art et l’environnement ne font qu’un. Dans chaque monument, sculpture ou oeuvre, il est possible de l’entendre respirer, presque… Elle s’est nourrie du passage de plus de soixante-dix artistes qui ont mis leur pierre à l’édifice du chaos, à l’image du sculpteur français Rémy Teulier avec le Messager et du dessinateur Ben qui a marqué le site de son empreinte graphique. Ou peut-être est-ce le contraire. Avec de l’imagination, on peut créer un monde.
Entre représentations actuelles et imaginaire médiéval, les époques se mêlent à La Demeure du chaos. Le passé répond au présent et inversement dans la recherche d’une possible compréhension du cosmos. Laquelle ? Au-dessus du musée de l’Organe plane l’Esprit de la Salamandre, projection de la pensée de Thierry Ehrmann face au monde à travers la symbolique forte de l’alchimie. Considérée comme une science, une recherche savante et respectée au Moyen-Age, elle bascule dans l’occultisme et la sorcellerie après le siècle de Lumières, perdant son sens originel.
Notre esprit vagabonde au fil de cette déambulation en plein air, cherchant à percer le mystère de La Demeure de chaos. Semblables à des gravures d’ouvrages d’alchimie, les motifs médiévaux sont omniprésents dans l’univers du plasticien – la salamandre, l’animal légendaire ; le nombre d’ange 999 ; les symboles alchimiques des différentes planètes, etc. Définie principalement comme l’art de transmuter les métaux vils en or ou argent, les alchimistes tentaient également d’améliorer la nature et de découvrir un élixir de longue vie afin d’œuvrer au bien être de l’humanité… En faisant appel à l’imaginaire autant contemporain que moyenâgeux, Thierry Ehrmann ancre son repaire dans une réalité qui, une fois les clés en main, peut parler à tout un chacun.
IN HOC SIGNO VINCES : « Par ce signe, tu vaincras »
L’orateur Lactance raconte que l’empereur Constantin Ier (272-337) aurait eu une vision du chrisme (☧ ), symbole chrétien. S’il apposait son signe sur les bannières de ses soldats, le Christ lui certifia la victoire de la bataille du pont Milvius (312). Bien qu’en infériorité numérique, il sortit vainqueur de cette bataille…
Biennale d’Art contemporain de Lyon, 1999. Quand cet industriel parle de la création d’un musée d’art contemporain où ses œuvres et sa collection seraient rassemblées, l’information est bien accueillie. Avec 180 000 visiteurs à l’année et 3,6 millions d’abonnés sur les réseaux sociaux, La Demeure du chaos est aujourd’hui reconnue et brille à l’échelle internationale. Le caractère singulier du site a dynamisé sans conteste Saint-Romain au Mont d’or. Cependant, cette petite bourgade tranquille a vu sa quiétude ordinaire bousculée et, depuis, la commune mène un combat judiciaire contre Thierry Ehrmann. La raison de cet acharnement ? Communément appelée pollution visuelle, semble-t-il…
Contrairement à l’Angleterre ou l’Autriche ou l’Espagne, la France ne reconnaissait pas légalement la liberté des artistes et créateurs… Au-delà du projet artistique qu’elle représente, la Demeure du chaos questionne en définitive la liberté de création et d’expression sur le territoire. Depuis le 7 juillet 2017, la Demeure du Chaos et son créateur Thierry Ehrmann aboutissent finalement à une victoire absolue sur le plan législatif : la création artistique est libre. Jusqu’alors seule la presse bénéficiait d’un tel régime grâce aux ordonnances de 1881.
En regard de la représentation du Cri de Edvard Munch, le cri de La Demeure du chaos semble avoir été entendu. Questionnant les limites de l’art, elle pointait du doigt les restrictions dans le milieu artistique en France, mais également les incohérences sociétales et problèmes actuels (et les réacs). En définitive, et peut-être est-ce là le plus dérangeant aux yeux de ses détracteurs, laDemeure du chaos n’est qu’un reflet, déformé certes, de la société…
17 rue de la République
69270 Saint-Romain-au-Mont-d’Or
04 78 22 35 24
Entrée libre
COMMENT Y ALLER ?
À 10 minutes de Lyon par les quais de Saône, rive droite, direction l’île Barbe puis le restaurant Paul Bocuse, continuez toujours le long de la Saône pendant 3 kilomètres, puis à Saint-Romain-au-Mont-d’or centre.
En bus : ligne 43, arrêt Saint-Romain-au-Mont-d’or
HORAIRES
Le Musée n’est ouvert que les week-ends et jours fériés.
Horaires d’été (avril à septembre)
avril — > septembre : 14h30 à 18h30
Horaires d’hiver (octobre à mars)
octobre — > mars : 14h00 à 17h00
