Giuliano da Empoli est un politologue italien, spécialiste des régimes autoritaires et auteur d’un essai sur la mécanique des populismes contemporains intitulé Les Ingénieurs du chaos où il analyse les comportements de Donald Trump, Matteo Salvini, ou Boris Johnson. Pour mieux nous éclairer sur ces accessions au pouvoir notre sociologue s’est fait romancier avec Le mage du Kremlin, dévoilant cette fois par la fiction l’ascension d’un certain… Vladimir Poutine à la tête de la Fédération de Russie depuis vingt ans grâce aux services et à l’intelligence d’un de ses conseillers, Vladislav Sourkov, as de l’exploitation et de la manipulation des opinions publiques. Voilà un premier roman brillant qui décrypte l’essor du potentat du Kremlin plus dominant que jamais après l’écroulement du communisme et l’indépendance des pays de l’Europe de l’Est.
« Ce roman est inspiré de faits et personnages réels, à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s’agit néanmoins d’une véritable histoire russe. » Tel est l’avertissement de l’auteur qui a seulement changé l’identité de son personnage principal : Vladislav Sourkov, « spin doctor » de Vladimir Poutine, est devenu Vadim Baranov, un homme « entouré d’énigmes », récent démissionnaire de son poste d’influent conseiller de l’omnipotent « tsar », Poutine en personne.
Le nouveau président de la fédération de Russie, « un blond pâle à la mine d’employé » issu des rangs du KGB, fut anciennement l’obscur et cinquième Premier ministre du président Boris Eltsine, un homme « au souffle alcoolique d’un ours sibérien gras et fatigué » et qui aura fait honte au peuple de la grande Russie aux côtés d’un Bill Clinton lui tapant gaillardement sur l’épaule un jour de rencontre au sommet de 1995 devant toutes les télévisions du monde.
Décisif contributeur à l’édification du nouveau pouvoir russe, « mage du Kremlin » et « nouveau Raspoutine », Baranov est discret – « on ne le voyait nulle part » – et ne signe jamais de son vrai nom des textes de stratégie politique. Idéologue ayant théorisé les notions de « verticale du pouvoir » et de « démocratie souveraine », il a occupé plusieurs fonctions dans l’administration présidentielle russe à la charnière des années 1990 et 2000, ce moment où le « tsar Poutine » prit son envol. Dans la multiplicité de ses penchants et talents, comme autant de voies incertaines sur sa vocation véritable, il avait pris un pseudonyme, ajoutant encore du mystère sur sa personne : fan de rap, parolier pour un groupe de rock, féru de théâtre d’avant-garde, et même punk, au milieu des années quatre-vingt-dix, à Moscou où « vous pouviez sortir acheter des cigarettes et vous réveiller deux jours plus tard, dans un chalet de Courchevel à moitié nu entouré de beautés endormies. » Moscou, capitale devenue « bourbier turbulent […], bulle radioactive » et « métropole des portables qui sonnaient pendant les représentations du Bolchoï et des fusils automatiques qui servaient à régler les comptes entre mafieux qui imposaient la loi de la jungle. »
Au cœur du Kremlin de l’époque, quand disparaît l’empire soviétique, deux hommes sans charisme particulier président aux destinées de la Fédération: le poussif Boris Eltsine, successeur du fragile Mickaël Gorbatchev, l’homme qui « doubla le prix de la vodka et voulait mettre tout le monde au lait. En Russie. Vous vous rendez compte ? Après on s’étonne que tout soit parti en vrille. »
Baranov, après cet enchaînement de deux chefs d’État sans relief ni autorité, allait devenir un conseiller influent de Vladimir Poutine et « une espèce de prestidigitateur qui faisait apparaître et disparaître personnages et partis d’un simple claquement de doigts », comme dans ces pièces de théâtre déjantées qu’il s’amusait à écrire sous son nom d’emprunt comme un faux-nez et que les proches du Kremlin, mi-figue mi-raisin, allaient servilement voir et applaudir.
Baranov, poète et acteur rentré, homme de théâtre et de spectacles, sera plus tard le personnage d’une autre scène, celle de la télévision, ce média « cœur névralgique du Nouveau Monde », et producteur d’émissions de télé-réalité sans queue ni tête qui flatteront un public fasciné par les émissions un peu « trash », sous le regard amusé et encourageant de Boris Berezowsky, patron de la chaîne de télévision ORT, avec la bénédiction d’Eltsine et plus tard celle de Vladimir Vladimirovitch Poutine. Un Poutine qui n’hésitera pas à le débarquer lorsqu’il entendra, furieux, ses critiques sur le régime, « comme s’il était Soljenitsyne », et sur la gestion par le Kremlin du drame d’un sous-marin nucléaire russe coulé pendant un exercice de la mer de Barents avec une centaine d’hommes d’équipage bloqués au fond. L’imprudent Boris aurait bien dû se méfier de ce nouveau président d’où « émanait une froide impression de puissance » et s’apercevoir qu’on était entré dans la dimension d’un pouvoir autrement plus autoritaire que celui d’Eltsine.
Conscient des enjeux et dangers de l’aventure et des calculs stratégiques d’un président dont il fut lui-même durant une vingtaine d’années l’inspirateur et le bras droit, Baranov finira par se retirer du jeu politique, à son tour banni du régime, persona non grata à l’étranger comme au Kremlin.
Son exil intérieur sera donc le moment de raconter sa vie et son parcours à ce journaliste repéré sur les réseaux sociaux, admirateur tout comme lui d’Evgueni Zamiatine, auteur prophétique du roman dystopique Nous, écrit en 1920 et publié dans la période stalinienne, un texte décrivant « une société gouvernée par la logique, où la vie de chaque individu était réglée dans les moindres détails.[…].Une dictature implacable où les rapports entre les sexes étaient réglés par un mécanisme automatique déterminant les partenaires les plus compatibles et permettant de s’accoupler avec chacun d’entre eux. Tout était transparent dans le monde de Zamiatine, jusque dans la rue où une membrane décorée comme une œuvre d’art enregistrait les conversations des piétons. [Une société] où le vote aussi devait être public – Nous ne nous cachons rien, nous n’avons honte de rien, proclame D-503, le héros du livre, nous célébrons les élections ouvertement, en plein jour, loyalement ; je vois tout le monde voter pour le Bienfaiteur, tout le monde me voit voter pour le Bienfaiteur. […] Et dans le plan destiné à régler la vie de l’Homme Nouveau, il n’y a pas de place pour l’hérésie. »
Zamiatine était un oracle qui a « tout compris trop vite et qui a commis l’imprudence de l’écrire » se disait Vadim Baranov. Zamiatine « ne s’adressait pas seulement à Staline, il épinglait toutes les dictatures à venir, les oligarques de la Silicon Valley, comme les mandarins du parti unique chinois. Son livre était l’arme fatale contre la ruche digitale qui commençait à recouvrir la planète. »
Face à cet interlocuteur qu’il prend en sympathie, Baranov s’épanchera sur sa vie privée, traversée d’une histoire d’amour avec une certaine Ksénia, histoire d’alléger un peu un récit de vie dense et tendu. Baranov nous éclairera surtout sur les personnages importants de sa vie familiale. À commencer par un grand-père adoré, l’un des derniers serviteurs du tsar avant que n’arrive la Révolution d’octobre que l’aïeul, « ami d’aristocrates déchus comme lui mais aussi de paysans », vivra comme un drame, échappant par miracle aux massacres, exécutions et déportations ordonnés par les révolutionnaires. Un homme à l’humour dérangeant dans la Russie fraîchement communiste – « Sais-tu ce qu’est un duo soviétique ? Un quatuor qui est allé en tournée à l’étranger ! » explique-t-il à son petit-fils. Et un homme de culture, surtout, qui réussira à sauvegarder son immense bibliothèque, riche de littérature française, et qui offrira sans attendre à son jeune héritier, dix ans à peine, bien des lectures d’un autre âge que le sien. Comme les Mémoires du Cardinal de Retz dans lesquels le gamin se plonge avec le même plaisir que s’il lisait un roman de cape et d’épée ! Ou les textes de Custine qui désigne les Russes comme d’étranges citoyens qui « tiennent beaucoup moins à être civilisés qu’à faire croire qu’ils le sont » et décrit la Russie comme un enfer, déjà : « Pour grand que soit cet empire, il n’est qu’une grande prison et l’empereur qui en détient les clés en est le gardien. » Custine, lui encore, qui constate l’absence de cafés à Pétersbourg « pour commenter des journaux qui n’existent pas. […] Pays de muets, pays de la belle endormie, merveilleux mais sans vie parce qu’y manque le souffle de la liberté. Aujourd’hui comme hier. »
Son père, membre d’une obscure académie soviétique, lui fera découvrir le cinéma et un fameux film des années soixante édifiant et troublant pour bien des notables et oligarques proches du Kremlin, La prise du pouvoir par Louis XIV, où l’on voit un souverain enfermer ses ministres et courtisans dans la prison dorée de Versailles pour mieux les surveiller et les soumettre. Un exemple que retiendra Poutine !
Baranov livrera alors à son interlocuteur une méditation crépusculaire sur l’absolutisme et la mécanique d’un populisme en plein regain porté par de troublants et inquiétants personnages. Il parlera de sa rencontre avec Limonov, l’« idéologue en chef du Parti national-bolchévique », convaincu que la culture américaine n’apporte que la « dé-civilisation », une voie qu’Eltsine commençait à suivre. Alors que les jeunes Russes, épris d’héroïsme, veulent vivre dans un pays impérial et fort. Et c’est bien là qu’on attendait le travail du « dramaturge » Baranov, « mettre en scène la Russie, la grandeur tragique de son histoire, la poignante beauté de ses lettres et de ses chants. » Tel sera le vœu de Poutine : retrouver « la cohérence de l’histoire de Russie, celle d’Alexandre Nevski, celle de Pierre le Grand, la Russie de Staline et celle d’aujourd’hui. »
Parmi tous les personnages qui peuplent le roman, nostalgiques du glorieux passé russe, ennemis de la démocratie occidentale, nouveaux riches et vils courtisans affidés de l’autoritaire Maître du Kremlin qui les a couverts d’or, survient un autre acteur du récit, plus inquiétant encore. Il s’appelle Evgueni Prigojine, propriétaire de casinos, ces « monuments à l’irrationalité des hommes » où l’on joue son argent avec la quasi-certitude de tout perdre. Cette déraison, exploitons-la, dit-il, et notre arme en sera l’ordinateur, cœur de la manœuvre du chaos général généré par la technique informatique et les algorithmes. Des machines qui atteignent chacun de nous, savent tout de nous. Merci aux administrateurs de Facebook et des réseaux sociaux ! « Les Californiens ont dépassé tous les rêves des vieux bureaucrates soviétiques ! […] Désormais où que nous nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à l’ordre, neutralisés si nécessaire. L’individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenus obsolètes : la multiplication des données a fait de l’humanité un seul système nerveux, un mécanisme fait de configurations standards prévisible, comme une nuée d’oiseaux ou un banc de poissons. »
Répandre le mensonge et la discorde via internet, dont on n’oublie pas que son usage premier a été militaire, sera une autre manière d’attenter à la vie politique et sociale. Semer ainsi le chaos sera plus efficace que lancer des bombes. Par succession de clics, on pourra tout dérégler. On soutiendra les végans comme les chasseurs : « Nous n’avons pas de préférence […]. Notre seule ligne, c’est le fil de fer. Nous le tordons d’un côté et nous le tordons de l’autre. Jusqu’à ce qu’il se casse. » Les machines « suivront les ordres à la lettre » donnés par quelques-uns. Ou par un homme seul, « le dictateur étant la version ancienne de l’ordinateur. » Alors, le Maître du Kremlin, « Sa Majesté impériale Vladimir Poutine », pourra être la figure emblématique d’un tsar « qui incarne la stabilité et la grandeur de la mère patrie », conquérant les cerveaux « contre les nazis ukrainiens et la décadence des Occidentaux. »
Las de ces calculs et machinations, désormais mis hors-jeu par le Kremlin, Vladimir Baranov, poète égaré parmi les loups, choisira la solitude et n’aura plus d’yeux que pour sa fillette de cinq ans sur laquelle il veille désormais d’un amour absolu. « Tout le bonheur que j’ai connu dans le monde est concentré ici, en un mètre dix de hauteur » avoue-t-il, comblé et revenu de tout, mettant un terme à son échange avec ce journaliste admirateur de Zamiatine.
Le récit de Giuliano da Empoli est une superbe et sombre réflexion sur les absolutismes et pouvoirs autoritaires plus que jamais vigoureux et menaçants. Un texte extraordinaire et glaçant, directement et magnifiquement écrit dans notre langue.
Roman Le Mage du Kremlin, par Giuliano da Empoli, Gallimard, avril 2022, 280 p., coll. Blanche, 20€
ISBN 978-2-07-295816-8
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À lire, du même auteur : Les Ingénieurs du chaos, éd. JC Lattès, 2019, 18€ (interview de l’auteur)
À lire: Nous, d’Evgueni Zamiatine, nouvelle trad. par Hélène Henry, Actes Sud, 2017, 240 p., ISBN 978-2-330-07672-6, prix: 21 euros.