Jeudi 11 décembre 2025, une mobilisation agricole d’ampleur a traversé l’agglomération rennaise, avec des convois de tracteurs venus notamment de Châteaubourg avant une convergence vers Rennes. Le cœur du conflit tient en la révision du SAGE Vilaine (Schéma d’aménagement et de gestion des eaux), document de planification qui encadre la protection et les usages de l’eau à l’échelle du bassin-versant.
La journée a été marquée par des tensions, des perturbations de circulation, et des gestes symboliques forts – dont le déversement de fumier devant la préfecture – tandis que l’État annonçait que le texte ne serait pas signé « en l’état », et qu’un nouveau calendrier se dessinait.

Ce que l’on sait factuellement de la journée du 11 décembre
Les chiffres varient selon les sources et les moments de la journée. Des centaines d’agriculteurs se sont rassemblés en amont à Châteaubourg et plusieurs centaines de tracteurs ont circulé sur la rocade, puis vers le centre. La préfecture a donné comme chiffres du rassemblement environ 800 personnes à Châteaubourg et près de 200 tracteurs sur la rocade ; d’autres bilans évoquent une présence plus faible une fois dans Rennes, 150 tracteurs, et la préfecture mentionne quelques centaines de manifestants dans le centre en fin d’après-midi. Les perturbations ont été très concrètes pour les habitants : déviations et ralentissements, interruptions ponctuelles de circulation, impacts sur le réseau de bus STAR dans le centre-ville et rixes entre agriculeurs et forces de l’ordre autour des quais du centre de Rennes .
Le point de bascule médiatique et politique, lui, tient à deux éléments. D’une part l’image – fumier et foin déversés devant la préfecture et devant le siège de Rennes Métropole ; d’autre part la séquence institutionnelle – la perspective d’un SAGE adopté rapidement a été en pratique repoussée, avec l’idée d’une reprise du dossier ultérieurement, dans un format et un calendrier modifiés.
En fin de journée, la maire de Rennes, Nathalie Appéré, a condamné « très fermement » les dégradations commises lors de la mobilisation. Elle met en cause des syndicats agricoles identifiés — la FNSEA, les Jeunes Agriculteurs et la Coordination rurale — et évoque l’empêchement, « par la force », de la tenue d’une réunion de la Commission locale de l’eau à Châteaubourg, instance pourtant centrale dans l’élaboration du SAGE Vilaine. La municipalité affirme également qu’un rendez-vous avait été proposé aux représentants syndicaux à leur demande, sans être honoré, avant que ne soient déversés fumier, paille et déchets devant l’Hôtel de Rennes Métropole, la préfecture et dans le secteur République. La maire annonce enfin le dépôt d’une plainte, marquant un durcissement institutionnel dans un conflit désormais ouvert où la crise de la concertation apparaît aussi centrale que le désaccord de fond sur la gestion de l’eau.
Le SAGE Vilaine : un texte technique devenu explosif
Sur le papier, un SAGE n’est pas un slogan, c’est un document de planification prévu par le droit de l’eau, élaboré par une Commission locale de l’eau (CLE) qui vise à organiser la gestion de la ressource en quantité et en qualité, et à protéger les milieux aquatiques et les zones humides tout en conciliant les usages (eau potable, agriculture, industrie, urbanisme).
Dans le bassin de la Vilaine, la révision du SAGE est portée depuis 2022 et s’inscrit dans un contexte lourd : pollutions diffuses, enjeux de captages d’eau potable, conflits d’usage, mais aussi changement climatique (sécheresses, restrictions, inondations). L’Autorité environnementale a d’ailleurs rappelé, dans son avis, l’ampleur des pressions sur les milieux et la nécessité de renforcer la qualité des eaux et la gestion quantitative.
Le nœud politique de la contestation agricole tient notamment à des règles associées aux aires d’alimentation de captages (AAC) et à certaines pratiques. En particulier, une règle discutée publiquement ces derniers mois concerne des restrictions (voire interdictions ciblées) d’usage d’herbicides sur certaines parcelles de maïs dans des secteurs identifiés comme sensibles afin de limiter les transferts vers les cours d’eau et les captages. Pour les défenseurs du texte, c’est une mesure de protection de l’eau potable ; pour une partie du monde agricole, c’est un nouveau verrou, vécu comme un signal d’incompréhension du terrain et de l’économie des exploitations.
L’exaspération agricole : ce qui s’exprime derrière les tracteurs
Le mouvement observé autour de Rennes ne se résume pas à une revendication unique. Il agrège plusieurs colères : l’impression d’une accumulation de normes, une crainte de perdre des marges de manœuvre agronomiques, la peur d’être désigné comme cause principale de la dégradation de l’eau et un sentiment plus diffus d’être sommé de se transformer à marche forcée sans garanties économiques suffisantes.
Il y a aussi, et ce point mérite d’être entendu, un argument de méthode. Beaucoup d’agriculteurs affirment ne pas contester l’objectif de protéger l’eau, mais contestent le calibrage (quelles zones, quels délais, quelles exceptions, quels accompagnements) et la cohérence d’ensemble (à quels coûts, avec quels outils de transition, et selon quel partage de l’effort entre agriculture, urbanisme, assainissement, industrie, infrastructures).
Le recours à des actions symboliques dures (fumier, barrages, intimidation sonore) relève alors, pour les organisateurs, d’une logique de “dernier levier” pour redevenir visibles ; mais il produit aussi un effet boomerang, car il tend le débat, au risque d’écraser la complexité du dossier sous une opposition binaire.
Le camp de la protection de l’eau, santé publique, captages, et responsabilité collective
En réponse à la contestation, les défenseurs d’un SAGE plus exigeant (associations environnementales, certains élus, une partie des citoyens mobilisés lors de la consultation) mettent en avant une ligne simple. L’eau potable n’est pas un luxe, et les captages sont des points de vulnérabilité où l’on doit réduire les risques. Leur argumentation insiste sur le fait qu’un SAGE ne “punit” pas un métier ; il encadre un bien commun dans un bassin versant où les impacts de pratiques multiples se cumulent.
Ils rappellent aussi que la question n’est pas abstraite. Une règle sur une aire de captage n’est pas la même chose qu’une interdiction générale. Et l’objectif affiché consiste précisément à concentrer l’effort là où la protection est la plus justifiée. Mais ils reconnaissent, pour les plus sérieux d’entre eux, qu’une restriction sans accompagnement (technique, financier, filières, assurance-risque) risque de produire du ressentiment plutôt que de la transition…
L’État au milieu : maintien de l’ordre, arbitrage, et report du conflit
Dans ce type de séquence, l’État se retrouve à la fois arbitre et cible. D’un côté, encadrement policier et gendarmerie fortement mobilisés, gestion des flux routiers, sécurisation des abords des bâtiments publics. De l’autre, une responsabilité politique sur l’issue du texte. Le signal principal de la soirée du 11 décembre est que le préfet a fait savoir que le SAGE ne serait pas signé « en l’état » ; ce qui a été interprété par les manifestants comme une victoire d’étape – et par les défenseurs du texte comme un risque de recul.
Le report annoncé du vote final (ou sa reprogrammation) ne règle pas le désaccord, il le déplace. La question qui va revenir, dès le 16 janvier, est celle du “nouveau compromis” : quelles modifications et quelles garanties, sans détricoter la protection de l’eau et sans humilier un monde agricole déjà sous pression ?
Ce que cette journée dit de Rennes et de la France des conflits d’usage
Cette mobilisation a une dimension locale (le bassin de la Vilaine, les captages, la rocade, les institutions rennaises), mais elle raconte une histoire nationale. La multiplication des conflits d’usage autour de l’eau, l’arrivée du climat comme accélérateur de contraintes et la difficulté à produire des compromis socialement tenables quand chacun a le sentiment de payer plus que l’autre.
Pour Rennes, la journée du 11 décembre a aussi rappelé une réalité souvent sous-estimée en ville. La dépendance concrète au monde agricole et l’écart culturel entre une métropole qui raisonne en normes, en plans et en objectifs environnementaux, et des exploitations qui raisonnent en sols, en météo, en marges, en risques, en saisons. C’est précisément cet écart qu’un SAGE est censé réduire par la concertation. Quand la concertation échoue, les tracteurs reprennent la parole.
Ce qui va compter maintenant
Trois questions, très simples en apparence, vont déterminer la suite :
- Le périmètre et le calendrier : quelles zones exactement, quels délais, quelles clauses d’ajustement, et avec quels indicateurs de suivi compréhensibles ?
- L’accompagnement : quelles alternatives agronomiques réalistes, quelles aides, quelles sécurisations économiques, et comment éviter que la transition ne repose sur les seuls producteurs ?
- La crédibilité démocratique : comment refaire de la CLE un lieu d’arbitrage respecté, plutôt qu’une scène où chacun vient constater l’échec de la négociation ?
Une chose est sûre, si le SAGE Vilaine est un texte de l’eau, il est devenu – à Rennes, ce 11 décembre – un texte sur la confiance. Et la confiance, elle, ne se répare ni par décret, ni par démonstration de force.
