Marcel Ophüls (1927–2025) : mort d’une conscience documentaire du XXe siècle

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Marcel Ophüls s’est éteint le 24 mai 2025, à l’âge de 97 ans, dans le calme de sa maison du Sud-Ouest de la France. Avec lui, s’efface une figure tutélaire du documentaire moderne, un homme dont les films ont su parler à la fois aux vivants et aux morts, aux générations qui ont traversé la guerre comme à celles qui ont grandi dans ses ombres. Cinéaste du doute, du témoignage et de l’ambivalence, Ophuls fut, tout au long du siècle, l’un de ses grands intercesseurs : non pas un juge, mais un passeur de mémoire, un artisan d’intelligences partagées.

Héritier, exilé, libre penseur

Né en 1927 à Francfort dans une Europe qui basculait, Marcel est le fils du grand cinéaste Max Ophüls. Il hérite d’un nom, d’une exigence esthétique, mais aussi d’un déracinement : l’Allemagne quittée pour la France, puis la France pour les États-Unis, avant de revenir en Europe. Cette double culture, européenne et américaine, conférera à son regard une acuité unique : à la fois distanciée et profondément empathique. Il parlait plusieurs langues, mais sa vraie langue fut celle du montage, du récit documentaire qui laisse la complexité advenir sans chercher à la réduire.

Après quelques débuts dans la fiction, c’est avec Le Chagrin et la Pitié (1969) qu’il impose une voix singulière, lucide et bouleversante, dans le cinéma mondial.

Le Chagrin et la Pitié, une déflagration tranquille

Avec ce film-fleuve de plus de quatre heures, tourné dans la ville de Clermont-Ferrand, Marcel Ophuls déplie un chapelet de témoignages — résistants, collaborateurs, témoins, simples citoyens — sans les hiérarchiser, sans les instrumentaliser. Le résultat est stupéfiant : pour la première fois à l’écran, la France se regarde sans fard. La Résistance y côtoie la passivité, la dignité la compromission, l’héroïsme les accommodements.

Censuré dix ans à la télévision française, le film fit scandale — et œuvre de salut public. Marcel n’y offrait pas de conclusion, mais une question. Et c’est ce doute, cette invitation à penser contre soi, qui fit de lui un cinéaste profondément démocratique.

L’art de faire parler les silences

Il fallait une infinie patience, une forme de tendresse exigeante, pour écouter aussi longtemps, aussi finement. Marcel Ophuls savait capter les silences, les gestes embarrassés, les regards qui fuient. Dans Hôtel Terminus : Klaus Barbie et son temps (1988), Oscar du meilleur documentaire, il explore non seulement les crimes du « boucher de Lyon », mais aussi les complicités, les oublis et les compromissions qui ont permis son exil en Amérique latine. Ce n’est pas le monstre qui l’intéresse, mais l’engrenage des lâchetés bureaucratiques et des oublis volontaires.

Avec Veillées d’armes (1994), il accompagne les journalistes de guerre en Bosnie, interrogeant avec eux la possibilité même de témoigner dans un monde saturé d’images et de cynisme. Et dans Un voyageur (2013), son dernier film, il livre un autoportrait pudique, souvent drôle, parfois amer, en forme de bilan : celui d’un homme fidèle à ses doutes et à sa liberté.

Une parole libre, sans confort

Marcel Ophuls n’aimait ni les dogmes ni les certitudes. Il pouvait se fâcher avec ses amis, se montrer ironique, têtu, mordant — mais jamais injuste. Il ne cherchait pas à plaire, ni à moraliser. Il voulait comprendre, en toute honnêteté. C’est cette fidélité à l’inconfort qui rend son œuvre si précieuse aujourd’hui, à l’heure des algorithmes paresseux et des récits manichéens.

Derrière le documentariste engagé, il y avait un homme d’une immense douceur : un promeneur, un mélancolique, un esprit en éveil, profondément attaché aux gens. Dans un monde qui oublie vite, il voulait que certaines voix ne soient pas recouvertes par le bruit.

Un adieu qui nous oblige

Marcel Ophuls ne faisait pas des films pour la postérité, mais pour éveiller les consciences. Il disait souvent qu’il ne croyait pas à la mémoire automatique, seulement à la mémoire travaillée. Il savait que celle-ci exigeait des récits, des questions, des gestes de transmission. Son œuvre est de celles qui donnent envie de poser des questions à ses parents, à ses grands-parents, à ses enfants.

Il n’était pas un héros. Il n’en aimait pas beaucoup, d’ailleurs. Mais il fut un témoin capital, et un grand homme. Aujourd’hui, ses images restent. Ses films sont là pour nous rappeler qu’entre le mensonge confortable et la vérité douloureuse, il y a toujours eu un choix. Et qu’il faut le refaire, chaque jour.

Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !