Depuis quelques jours, le port de Marseille-Fos est devenu le théâtre d’une scène hautement symbolique, à la croisée des enjeux géopolitiques, des questions de conscience professionnelle, et des débats sur la responsabilité morale dans le commerce des armes. Les dockers syndiqués, en particulier ceux de la CGT Ports et Docks, ont pris la décision ferme de ne pas charger de matériel militaire à destination d’Israël, à bord d’un cargo prévu pour rejoindre le port d’Haïfa. Ce refus, qui résonne comme une clause de conscience, résonne bien au-delà du bassin marseillais. Il soulève, dans un contexte international déjà lourd, des questions fondamentales relatifs auxcircuits opaques du commerce d’armement et sur la part de conscience qui reste aux rouages de la mondialisation.
Les faits : un chargement de 14 tonnes de pièces d’armes
Selon plusieurs sources concordantes (France 24, La Provence, RFI, L’Humanité), le navire en question devait initialement embarquer 14 tonnes de pièces détachées de fusils mitrailleurs, des composants militaires fabriqués en France. L’entreprise Eurolinks, spécialisée dans l’équipement militaire, serait impliquée dans cette livraison. Les dockers de Fos-sur-Mer ont été sollicités pour procéder au chargement sur le cargo israélien. Informés de la nature de la cargaison, les ouvriers portuaires, soutenus par leurs syndicats, ont immédiatement pris position : hors de question de manipuler ce matériel militaire. « On ne veut pas expédier des armes », résume un porte-parole de la CGT Ports et Docks. Pour ces travailleurs, participer au transit de ces composants serait indirectement contribuer à l’effort de guerre israélien, en plein cœur du conflit armé destructeur en cours à Gaza.
Une action syndicale sous haute tension
Le geste des dockers de Marseille-Fos n’est pas isolé. Il s’inscrit dans une tradition historique du syndicalisme portuaire en France où les travailleurs des docks ont souvent été à l’avant-garde de luttes éthiques et politiques. Dès les années 1960 et 1970, certains ports français avaient déjà bloqué des cargaisons controversées à destination de régimes sud-africains sous apartheid ou de dictatures latino-américaines. Dans le cas présent, le contexte est d’autant plus explosif que l’offensive militaire israélienne sur Gaza continue de provoquer l’indignation d’une partie grandissante de l’opinion publique mondiale. La société civile française, des ONG humanitaires, des associations de défense des droits de l’homme et plusieurs collectifs pro-palestiniens ont rapidement exprimé leur soutien aux dockers marseillais.
La réponse officielle : déni du ministère des Armées
En réponse à la médiatisation croissante de cette affaire, le ministère français des Armées s’est empressé de démentir toute livraison d’armes à Israël. Selon Sébastien Lecornu, il ne s’agirait pas de vente d’armement finalisé mais de simples « pièces détachées qui ne constituent pas des systèmes d’armes complets ». L’argument juridique invoqué consiste à expliquer ces ces exportations seraient encadrées par les régulations européennes et les règles françaises en matière de ventes d’armes, lesquelles exigent notamment des autorisations préalables de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Or, pour les dockers et leurs soutiens, la distinction entre « pièces détachées » et « armes » reste purement réthorique : « Quand vous chargez un canon, une culasse ou des organes de visée pour des fusils mitrailleurs, vous chargez bien des éléments qui serviront à fabriquer ou entretenir des armes qui tuent », expliquent-ils.
Les dockers : simples exécutants ou acteurs de morale publique ?
La situation pose en creux une interrogation majeure relative à la place de l’éthique dans les chaînes de production et de logistique mondialisées. Les dockers, par leur position stratégique dans la chaîne logistique internationale, sont-ils des exécutants neutres ou ont-ils un droit — voire un devoir — d’objection de conscience devant certaines cargaisons ? Le droit français n’offre qu’un cadre limité à ce type d’objection, mais le droit international des conflits armés (et certaines conventions relatives au commerce d’armes) reconnaissent la responsabilité morale des différents maillons de la chaîne. C’est dans cette brèche juridique et morale que s’engouffre aujourd’hui l’action des dockers de Marseille.
La clause de conscience : un droit éthique encore limité en droit du travail
La clause de conscience est un dispositif juridique qui permet à un salarié de refuser d’exécuter une tâche lorsque celle-ci entre en contradiction grave avec ses convictions personnelles, éthiques ou philosophiques. En France, ce droit est reconnu dans quelques professions sensibles, notamment pour les journalistes, les médecins, les magistrats ou les personnels de santé, mais il n’existe pas, à ce jour, de reconnaissance générale applicable aux dockers ou aux personnels portuaires. Pourtant, leur situation interroge : lorsqu’ils refusent de charger des armes susceptibles de participer à des conflits meurtriers, ils posent de fait un acte de conscience. Faute de cadre légal étendu, ce sont essentiellement les syndicats qui, par la mobilisation collective, permettent de défendre ce type de refus, dans une logique de désobéissance civile syndicalement assumée.
Une résonance internationale
Ce blocage a immédiatement trouvé un écho international, notamment du côté des syndicats portuaires européens et des collectifs anti-guerre à travers le monde. Des actions similaires ont déjà été observées ces derniers mois, aux États-Unis (notamment dans les ports de Californie) ou en Espagne (à Valence et Barcelone) où des dockers ont également refusé de charger des armes à destination d’Israël. Au-delà de la stricte question israélo-palestinienne, ces mouvements questionnent plus largement la responsabilité sociale des travailleurs dans la participation aux flux d’armement. En Italie, les dockers de Livourne avaient bloqué en 2021 des cargaisons d’armes à destination de l’Arabie saoudite en pleine guerre au Yémen.
Le débat politique sous-jacent en France
Cette affaire intervient alors que le gouvernement français est de plus en plus interpellé sur la transparence des ventes d’armes de la France à l’étranger. Plusieurs ONG, parmi lesquelles Amnesty International, l’Observatoire des armements ou ACAT, demandent depuis des années une révision en profondeur des procédures de contrôle des exportations françaises qui restent partiellement couvertes par le secret-défense. Au plan politique, l’affaire des dockers de Marseille alimente les tensions déjà vives entre gouvernement, syndicats, et une partie de la gauche radicale qui accuse la France de complicité indirecte dans des conflits meurtriers.
Vers un précédent juridique ?
L’action des dockers pourrait-elle déboucher sur une reconnaissance élargie d’un droit à l’objection de conscience professionnelle en matière de logistique militaire ? Cette question, encore largement inexplorée en droit français, est susceptible de constituer un terrain de contentieux à venir. En attendant, les dockers de Marseille-Fos ont posé, par leur refus, un acte politique majeur. Au-delà des consignes administratives, ils revendiquent la possibilité de poser des limites éthiques aux tâches qui leur sont demandées. Une position fragile, mais qui replace la question de la responsabilité éthique individuelle et collective au cœur des échanges économiques internationaux. Et le retour d’une éthique humaniste, c’est bien de cela dont le monde a urgemment besoin.
