Entretien avec Michel Maffesoli qui a signé Écosophie, une écologie pour notre temps. Un livre dépaysant à l’écriture baroque et à la sagesse populaire un brin polythéiste. Objectif : réenchanter le monde ! Du côté de Dionysos…
Michel Maffesoli, écosophie résonne bien sûr avec écologie. Quelle est donc cette ligne de partage que vous instituez entre ces deux termes voisins? Et quels sont les signes de cette écosophie?
Michel Maffesoli – Bien sûr, les deux mots sont indubitablement voisins, quoique je ne parle jamais d’écosophisme, mais d’écosophie. J’emploie à dessein le mot écosophie plutôt qu’écologie pour me distinguer de ce qu’est devenue l’écologie en France, c’est-à-dire une écologie politique, un courant voire un parti politicien. Or ce dont je parle est de l’ordre de la culture, une ambiance de l’époque, la résurgence de l’attention à notre nature commune. La différence entre l’écologie et l’écosophie, c’est que la première parle du respect de la nature par l’homme, alors qu’il me semble qu’il faut parler de notre appartenance à la nature, l’espèce humaine est une des espèces animales et n’est donc pas extérieure à la nature.
De multiples signes témoignent de cette écosophie : les divers mouvements de défense de la faune, de la flore, des territoires bien sûr, mais aussi l’importance donnée au local, à l’enracinement dans un territoire.
L’enracinement dynamique est selon vous le « cœur battant » de votre travail. Avec Écosophie, nous y sommes en plein. Expliquez-nous cette proposition.
Michel Maffesoli – J’ai employé ce bel oxymore d’enracinement dynamique en 1978 pour « résumer » ce qui fait notre époque, postmoderne. Notre rapport au temps a changé. Pour la modernité, il fallait « dépasser le passé » pour se « projeter » dans l’avenir, le Paradis ou le paradis sur terre : la société parfaite. Les jeunes générations sont plutôt à la recherche de racines, d’un passé intégré au présent (la tradition) tout en refusant l’immobilisme. C’est cette intensité du présent, qui intègre le passé et est gros de son futur que j’appelle l’enracinement dynamique. Ni la flèche du temps de la modernité, ni le cercle de la pré-modernité, mais une spirale : reprise du passé, mais légère torsion. Non pas le mythe du Progrès, mais une philosophie progressive !
En vous lisant, Michel Maffesoli, on est frappé par cette alternance, ce dialogue, entre souci situationniste, libertaire, anarchiste et valeurs d’ordre, entre adages classiques et ruptures sémantiques…
Michel Maffesoli – Les situationnistes disaient : « Nos idées sont dans toutes les têtes ». C’est la tâche que je me suis toujours fixée : dire ce qui est et non pas ce que je voudrais qui soit ou ce qui devrait être. Or la réalité est « complexe » (Edgar Morin) et cette complexité c’est aussi ce qu’on appelle le « contradictoriel » (Gilbert Durand, Stéphane Lupasco), la coexistence d’opposés. Mais nous parlons « d’harmonie conflictuelle » : situationniste au sens où ce qui prime c’est ce qui est, la situation ; libertarien et anarchiste au sens où il me semble que de plus en plus se met en place un « ordre sans l’État » (Elisée Reclus) ; c’est-à-dire un ordonnance sans instance surplombante . Ordre, oui bien sûr, mais « l’ordre des choses », c’est-à-dire qu’il y a des lois de la nature et qu’avoir voulu les changer (progressisme) a mené aux dévastations que l’on sait.
Quant à mon utilisation de la culture classique un peu détournée (ruptures sémantiques), vous l’avez compris, c’est mon style, c’est à dire le cœur de mon travail.
Vous pratiquez donc à l’envi l’oxymore, à la fois dans votre pensée et votre écriture. Cette propension de l’alliance des contraires, des discordes concordantes, des conjonctions opposées, comme cette « transcendance immanente », semble signer votre œuvre. De même vous questionnez en permanence le sens et l’origine des mots… Un jeu apparemment jouissif ?
Michel Maffesoli – L’oxymore est, je pense, la figure de style de notre postmodernité. Transcendance immanente oui, c’est-à-dire retour d’une religiosité, d’un « sacral », d’un rapport au sacré qui passe par le rapport aux autres, à la communauté, aux communautés, à la nature et non pas par des dogmes imposés d’en haut, que cet « En haut » soit Dieu ou l’État.
Quant à mon amour des mots et de leurs étymologies, je ne fais que suivre certains de mes maîtres philosophes, Nietzsche, Heidegger. Penser, c’est tenter de trouver les mots les plus justes possible pour dire l’époque et ses changements. « Redonner un sens plus pur aux mots de la tribu » disait Mallarmé.
La postmodernité est vôtre, Michel Maffesoli. Dites-nous en plus…
Michel Maffesoli – La postmodernité est nôtre, puisque c’est notre époque. À la suite de Michel Foucault qui parla d’épistémè, de Thomas Kühn (paradigme), de Gilbert Durand (bassin sémantique), je pense que chaque « époque » (trois à quatre siècles) est déterminée par un certain nombre de grandes figures, de mythes, un imaginaire. Parler de postmodernité, à la suite de Jean-François Lyotard, c’est simplement dire que notre époque est en rupture avec la grande période de la modernité, celle qui vit s’installer l’individualisme, le contrat social, le rationalisme et le scientisme, le productivisme. Ce n’est pas une critique de ces notions, c’est juste le constat du fait qu’elles sont saturées, que l’opinion publique n’y croit plus. Ces mots ne sont plus pertinents pour rendre compte de l’ambiance contemporaine. Nous peinons encore à saisir les valeurs émergentes : la communauté plutôt que l’individualisme, l’appartenance et la collaboration plutôt que la compétition, le sacral plutôt que le laïcisme rationaliste et athée, la recherche de la qualité plutôt que la croissance frénétique…
Tribu, nomadisme, écosophie, réenchantement du monde, communions émotionnelles, instant éternel, voilà autant de mots par lesquels j’entends me faire l’écho de notre postmodernité. Étant, bien entendu, que la fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Chaque décadence est annonce d’une Renaissance !
Michel Maffesoli Écosophie, Edition du Cerf, janvier, 2017, 254 p., 19€
Biographie
Membre de l’Institut universitaire de France, Professeur émérite à la Sorbonne, administrateur du CNRS, Michel Maffesoli est l’auteur de nombreux ouvrages marqués par un souci de « l’altérité », notamment Le Temps des tribus (1988), Le Réenchantement du monde (2007), La Parole du silence (2016).
Les fils directeurs de son travail : l’hédonisme, le tribalisme et le nomadisme. L’élément central : la distinction entre Pouvoir et Puissance. Son ambition : accomplir une archéologie de la « postmodernité ».
Il fut l’élève de Gilbert Durand, un des maîtres des sciences de l’imaginaire, à la suite de Jung, où mythes, rêves, fantasmes mènent la ronde et enrichissent un inconscient collectif qu’il s’agit de décrypter.
Michel Maffesoli est connu pour ses directions de thèses sur des sujets en pointe et souvent périlleux : les rassemblements techno, la cyberculture, les sexualités « déviantes », l’astrologie…
Ses influences sont multiples : Héraclite, Hölderlin et Heidegger. Aristote, Thomas d’Aquin, Angelus Silesius… Mais à vrai dire la liste est longue.