Depuis ses débuts en 1975, Michèle Bernard défend une vision singulière et indépendante de la chanson française. En marge du show business et des tendances successives, l’artiste poursuit une œuvre riche qui réunit autour d’elle un public fidèle. Le 25 août dernier, son répertoire s’élargissait suite à la sortie de son nouvel album Miettes, paru sur le label EPM.
C’est de longue date que Michèle Bernard partage sa vie avec la musique et les mots. Née en 1947 à Lyon, elle grandit dans une famille de base paysanne et ouvrière, ses parents ayant cependant réussi à gravir l’échelle sociale. C’est dans ce contexte qu’elle est initiée à la chanson pendant son enfance : un beau jour, elle se voit offrir un petit recueil de Chansons populaires de France, qu’elle intègre vite comme une référence dans son éducation musicale alors émergente. Puis en 1953, alors qu’elle a 6 ans, sa mère l’inscrit à son premier cours de piano, instrument dont elle découvre peu à peu la force expressive. Parmi ses premiers professeurs figure l’organiste Jean Bouvard, auprès duquel elle apprend le travail de la musicalité et du son. S’il est acquis au départ à contre cœur, ce bagage instrumental lui permet tout de même de ré-interpréter à l’oreille les chansons qu’elle entend à la radio, comme le grand succès de Line Renaud « Ma cabane au Canada ».
Quelques années plus tard, à la pré-adolescence, son univers musical s’étoffe au rythme des tubes des« yéyés » tels que Gillian Hills. Puis un nouveau tournant survient lorsqu’elle découvre les disques de Georges Brassens, que sa sœur ramène à la maison. S’ouvre alors à elle tout le potentiel d’une chanson francophone dite « à texte », auquel elle voue un intérêt grandissant. Peu après, elle reçoit également l’influence des musiques populaires américaines en côtoyant les River Lads, groupe de spirituals où son grand frère officie comme guitariste.
Pendant ses années lycée, Michèle Bernard entre au Conservatoire National D’Art Dramatique de Lyon, où elle suit des cours de théâtre durant 2 ans. Puis peu après s’être inscrite en faculté de lettres, elle assiste et participe aux évènements de mai 68, qui lui font entrevoir une liberté nouvelle et lui forgent un peu plus sa conscience politique. Suite à son engagement dans le mouvement, elle rencontre et rejoint les acteurs du Théâtre des Jeunes Années, issu des mouvements d’éducation populaire. Elle y joue alors non seulement en tant que comédienne, mais également comme musicienne et chanteuse. Ce faisant, elle délaisse le piano familial pour faire l’acquisition d’un petit accordéon, qui devient son instrument fétiche.
Par la suite, elle fait la connaissance de musiciens de rue également auteurs-compositeurs-interprètes, dont le chanteur et guitariste Michel Grange. À ses côtés, elle forme tout d’abord un duo qui donne régulièrement des concerts dans les restaurants du Vieux Lyon, ainsi qu’une grande tournée dans les lycées agricoles de France. Elle est également amenée à collaborer comme interprète avec lui et Paul Castanier, sur un disque intitulé Le temps des crises, qui sort en 1977. Peu à peu, elle se détache du milieu théâtral et, au tournant de la trentaine, se met à écrire ses premières chansons. C’est alors qu’elle est remarquée par Daniel Colling, alors programmateur du tout premier Printemps de Bourges. Ce dernier lui permet alors d’interpréter ses compositions sur la scène du festival en 1978, pour la deuxième édition. Le succès que remportent ces morceaux auprès du public amène la jeune artiste à les réunir dans un premier album solo, intitulé Le kiosque. Il sort la même année sur le label Écoute S’il Pleut, sous la distribution de la maison RCA et bénéficiant d’une bonne diffusion en radio.
Au fil des années, la carrière discographique de Michèle Bernard suit un rythme constant. Elle est aujourd’hui forte de 22 albums dont trois récompensés du prix Charles Cros, regroupant 350 compositions. Certaines d’entre elles sont devenues emblématiques de son répertoire comme « Nomade », « Je t’aime » ou encore « Maria Suzanna ». En parallèle, l’autrice-compositrice-interprète a aussi œuvré dans le champ de la musique de film pour La Chanson du mal-aimé de Claude Weisz (1980), ainsi que celui de la chanson jeune public.
3 ans après la sortie de l’Intégrale de ses enregistrements (2020), elle nous revient avec un nouvel album original, nommé Miettes et sorti le 25 août dernier chez EPM.
Comme l’incarne sa chanson-titre, Miettes se fonde en partie sur des bribes de souvenirs tirées de la mémoire de Michèle Bernard. Elle y relate des épisodes d’un passé proche ou plus lointain, dont certains la renvoient à une enfance pas toujours heureuse. Elle se rappelle notamment de « Fifi », une camarade de classe dont la différence et la fragilité restèrent incomprises par son entourage, jusqu’à sa fin tragique. Dans un autre espace-temps, le propos plus récent de « C’était l’été » raconte une rupture amoureuse survenue après un chaleureux dîner entre amis, dans une ambiance douce amère.
Par ailleurs dans cet album, Michèle Bernard pose un regard tout aussi contrasté sur la marche du monde contemporain. C’est ainsi que le morceau inaugural, « J’veux pas d’puce », se fait le réquisitoire de l’automatisation à outrance, comme du fichage de masse développé par les firmes transhumanistes et les GAFAM. Le texte « Et puis voilà », quant à lui, dresse l’amer constat du bouleversement provoqué par le début de la guerre en Ukraine en février 2022. Un triste contexte que retranscrit également « Le manège bombardé », pendant lequel l’innocence des jeux d’enfants se confronte à l’horreur universelle de la guerre. Impossible également de ne pas citer « Où irez-vous », dont le propos résonne particulièrement dans l’actualité récente. De fait, Michèle Bernard y pointe le sort tragique de nombreux migrants, morts pendant leur traversée vers l’Europe et dont les corps se trouvent toujours dans les eaux de la Méditerranée.
Malgré la noirceur intrinsèque du monde, Michèle Bernard célèbre aussi ses aspects les plus solaires, sans éluder par naïveté la dureté des enjeux contemporains. On le perçoit d’ailleurs à l’écoute d’« Une poire pour la soif de vivre », dans lequel elle nous enjoint à poétiser le quotidien pour mieux l’appréhender. Au passage, elle y manifeste aussi son enthousiasme face à la jeune génération d’écologistes, à travers laquelle elle perçoit une lueur d’espoir et une véritable inspiration humaine.
Depuis son adolescence, Michèle Bernard dépeint des existences en marge et privilégie les pas de côté, en contre-pied d’un conformisme mortifère et d’une déshumanisation toujours plus alarmante de la société. Une démarche à laquelle elle n’a jamais renoncé et que reflétent donc plusieurs titres de Miettes. En outre, elle y réaffirme avec éloquence son engagement personnel en faveur de la justice sociale et de l’égalité des sexes. Cet attachement transparaît sur plusieurs vers et, de façon flagrante, via le texte de « Communardes » dont la musique est signée de son ami l’auteur-compositeur-interprète Frédéric Bobin. Elle y met ainsi en lumière le rôle souvent méconnu et pourtant majeur des femmes engagées pendant la Commune, oscillant entre douceur et combativité.
Pour la plupart, les textes de Michèle Bernard sont dotés d’une véritable portée poétique, quasi omniprésente dans son œuvre. Une facette qu’elle manie pour mettre son coeur à nu, sublimant certains de ses moments de vulnérabilité. En témoigne l’émouvant « Nuit de neige », qui décrit, tout en métaphores hivernales, son cheminement personnel de la page blanche vers l’inspiration retrouvée. Fidèle à sa démarche, elle continue aussi de rendre hommage aux poètes, dont elle met en musique au moins un texte dans chacun de ses albums. Le présent opus ne déroge pas à la règle et comporte ainsi « Je voudrais je ne pourrais pas », créé autour du texte éponyme de René Guy Cadou issu du recueil Hélène ou le Règne Végétal (1951).
Pour cette nouvelle création, Michèle Bernard s’est entourée d’un trio qui l’accompagne aussi sur sa nouvelle tournée : il est constitué de l’accordéoniste David Venitucci, du contrebassiste Pascal Berne (également arrangeur et directeur musical pour cet album) et du guitariste Nicolas Frache. En leur compagnie et celle de son fidèle accordéon, l’autrice-compositrice-interprète explore des styles instrumentaux variés, qui entrent en continuité avec sa ligne artistique affinée au fil des décennies. On y retrouve notamment le rythme et le jeu d’accordéon inspirés de la valse musette, ainsi que la vocalité reconnaissable de la chanson réaliste, que manie l’artiste à la manière des icônes du genre comme Fréhel ou Édith Piaf. Un héritage sur lequel elle s’appuie depuis ses débuts et dont l’influence confère en partie son charme à sa musique.
Pour autant, Michèle Bernard ne se cantonne pas à cette seule référence : en parallèle à ce socle stylistique, plusieurs chansons de Miettes sont parées d’esthétiques empruntées à des répertoires divers, entre autres ceux de la « sono mondiale ». Ainsi, le jeu de guitare de Nicolas Frache sur « C’était l’été », adopte les décalages rythmiques et les couleurs harmoniques de la bossa nova brésilienne. Le musicien s’illustre également sur « Une poire pour la soif de vivre », dans un style qui semble davantage se rapporter à l’afro pop contemporaine.
Par moments, la voix tantôt douce, murmurante ou vibrante de Michèle Bernard rencontre également celles du groupe vocal Évasion, avec lequel elle avait enregistré l’album live Des nuits noires de monde (2010). Ainsi sur quatre morceaux de Miettes, comme « Où irez-vous » et « Nuit de neige », le quintette vient apporter une texture et une ampleur supplémentaires, via d’harmonieuses polyphonies et unissons.
En définitive, Miettes nous offre un réjouissant nuancier d’émotions et de couleurs expressives, qui dévoilent subtilement les recoins de la sensibilité de Michèle Bernard. Sous des atmosphères diverses, cet opus révèle une aura souvent mélancolique, mais aussi une ferveur et une passion que l’artiste a su préserver en 46 ans de carrière. Y transparaissent surtout un humanisme et une générosité de cœur réconfortants, qui ne l’ont visiblement jamais quittés malgré ses doutes et ses épreuves. Autant de raisons de se réjouir à l’écoute de cet album, à découvrir sans tarder…
Sorti le 25 août 2023 chez EPM/MCA/Universal.
En commande sur le site d’EPM: ICI
Michèle Bernard a également sorti le livre Quand vous me rendrez visite, écrit avec la participation de Laurent Carmé et Cécile Prévost-Thomas. Il comporte l’intégralité de ses textes, de nombreux documents et témoignages inédits.