Militer, verbe sale de l’époque de Johan Faerber est paru aux éditions Autrement en septembre 2024. Dans cet essai, l’auteur interroge les possibilités et les limites du militantisme social, politique et culturel.
Chroniquer un tel livre, c’est assurément prendre des risques. Vais-je faire partie de cette extrême bourgeoisie dont il est question ici ? Mon statut de quasi-universitaire s’y prête, je le sens bien, puisque bourgeoisie il y a là aussi. Alors, vais-je subir l’excommunication (ce qui serait un comble ici puisque nous sommes entre laïcs) ou le bannissement de la cité, être cloué au pilori, emprisonné pour déviation idéologique, ou vais-je simplement me voir attribuer le mépris de l’auteur ? Car nous sommes dans une société militarisée d’après Johan Faerber et d’ailleurs les premières pages ouvrant sur Sainte Soline le montrent et le démontrent : râles, mâchoires fracassées, déluge de feu, massacre, … vous avez bien lu. Mais plus encore car l’intention du pouvoir et du gouvernement va bien au-delà, c’est celle de mutiler physiquement et moralement d’après l’auteur. Nous sommes en stratocratie, les coupables identifiés, le procès déjà jugé et les condamnations prononcées. CQFD.
Il y a une telle suffisance dans ce livre sur le plan intellectuel comme moral que vous pouvez craindre le pire. Qui n’a pas lu tel ou tel livre essentiel indiqué en bas de page est un moins que rien, un borné. Je dois décidément l’être, même si je ne le clame pas sur tous les toits. J’aurais au moins enrichi mon vocabulaire. Peut-être que vous aussi ? Épanorthose, muthos, nomos, métalepse, hyper-interruption, hyperonyme, aposiopèse, désobédience, épistémé, atopique et héterotopique, paronomases, éthonomie, alhétique, bathmologie (sic Roland Barthes), malproprisme, etc. Que pourrais-je ajouter à des expressions telles que redoublement mimétique, puissance dysphorique, schéma actantiel, sinon qu’elles sont d’une beauté troublante et d’un pathétique intellectuel narrativisant. Votre seule chance de survie dans le monde de Johan Faerber ? Devenir hypercontemporain(e), l’auteur faisant ici référence à Monique Wittig qui n’est pour rien dans notre affaire. Aucune chance de trouver un(e) hyperbol(e) dans ce tableau.
Que pensez-vous encore de ce passage riche de sens, p. 110 ? « Corollaire de la précédente figure, la métalepse poursuit l’onde de choc épistémique et morale en proposant cette fois une hyper-interruption : briser la chaîne de représentations en cours d’exécution par une incursion ou une excursion dans le royaume de la fiction. A ce titre, la métalepse, dite métalepse de l’auteur, met en lumière dans la rhétorique le pacte narratif que la société scelle avec ses citoyens : c’est l’action majeure de la parlure de l’engagisme, on l’aura deviné sans peine. La métalepse s’offre comme la grande figure de la transgression narrative : le franchissement du seuil. Parce qu’on ne peut plus faire comme s’il ne se passait rien. »
Et ce n’est pas tout. Les signifiants et les signifiés, des années 70, ça vous dit quelque chose ? Le maoïsme de l’époque (dont il n’est évidemment pas question ici), rien non plus ? Pourtant, vous devriez car des groupuscules que j’ai connus, la règle de l’exclusion pour déviance politique a généré plus de groupuscules encore jusqu’à arriver à l’individu individuel, dirait Johan Faerber. Impossible alors de diviser plus. Nous y sommes presque. Là, c’est oui ou non, blanc ou noir, dedans ou dehors, pur ou impur, vous n’avez pas d’échappatoire. Militer c’est survivre, assure-t-il, et j’ai bien peur à ce régime que nous soyons nombreux à n’avoir aucun avenir ! Moi le premier.
Un livre à charge et à décharges donc. Tout le monde en prend pour son grade. Mitterrand, Hollande, Laurent Berger, coupables ! Si vous vous engagez, je vous plains. Si vous vous indignez seulement, honte à vous. Soutenir Les restos du cœur, c’est se donner bonne conscience. Idem pour le Secours populaire ou Utopia56, j’imagine. Sachez qu’il n’y a aucun courage à trier ses poubelles et éteindre les lumières en partant puisque ce n’est que pour se donner une haute image de soi-même. L’associatif, le bénévolat, l’humanitaire, des pièges à cons de l’engagement car tout est politique, doit être politique. « Les engagés ne sont pas des enragés » (p. 77) et c’est insupportable. L’engagement ? Une sorte d’acculturation du militantisme, un procédé et un « destin néoféodal du management ». L’engagement ne fait qu’affaiblir la militance qui, elle, revendique une histoire événementielle. S’engager contribue donc « à la fable d’un présent sorti de l’histoire » (p. 84). Où « Le débat est un coup de force médiatique contre les idées » (p. 141).
La littérature ? Allons bon, « la littérature empêche de militer » (p. 145). Fabuler, nuancer et larmoyer voilà les verbes attachés à sa mission de salir le mot militer. Sur le premier de cette liste, sont visés Emmanuelle Heinich, Pierre-Henri Tavoillot et Xavier-Laurent Salvador, des inconnus pour moi associant selon l’auteur islamo-gauchisme et militance. Nuancer reçoit lui aussi une volée de bois vert et les cibles s’appellent Raphaël Enthoven, Marcel Gauchet et Jean Birnbaum (ancien directeur du Monde des livres). Et là, « c’est une bande d’arrêt d’urgence d’une pensée contemporaine en déshérence d’idées ambitieuses sinon frondeuses » (p. 181). Larmoyer enfin, un appel au pathétique, au sentimental, « il écarte du lecteur la promesse épique de l’insurrection » (p. 191). Nicolas Mathieu et Vincent Message en seraient les prototypes.
Quant à la dernière partie, « Sortir du seuil gelé de l’histoire », je m’interroge encore de savoir si j’en ai bien compris le sens. De militer verbe transitif, militer pour, militer contre, il faut entendre une forme-de-vie, c’est-à-dire une puissance affectuelle (sic) et trois recommandations pour ce dégel/défaisance. Décoloniser car la langue est un commerce, une instance vide de sens, polluée de mots colons à expurger et resémantiser. La seconde : désarmer face à la militarisation (arrestations, refus mortels d’obtempérer, construction d’un climat de peur…) et ici, il s’agit d’arrêter la machine (méga-bassines, bétonnage, pesticides, etc.). Défaire en coupant un câble électrique, dégonfler les pneus des SUV, déconstruire les fables qui nous sont servies à longueur de journées. Et la troisième : démissionner. La chaise vide, refuser la comédie, claquer la porte, partir. Une hypoactivité en quelque sorte et autant de temps pour militer et reconquérir l’espace du vivant (p250).
L’épilogue s’ouvre sur : « militer c’est survivre ». Loin de la rhétorique managériale, en un mot, militaire, humanitaire et engagiste, pour un militantisme féministe, antiraciste, écologiste, éducatif, les militants militent pour un nouvel espace démocratique. Si nous assistons à des émeutes guidées pas l’émotion (la cause de la dégradation des biens publics est à trouver comme il se doit dans la destruction accomplie par le néolibéralisme), elles doivent se lire comme le premier pas vers une démocratie directe (p. 258).
Avant de fermer le livre de Faerber, je reviens à son tout début. « La collection HAUT ET FORT accueille des voix indépendantes, singulières engagées (!) », nous dit l’éditeur. « Par son expérience et ses choix, chaque auteur incarne un combat à la fois personnel et politique. » Il nous arrive à tous de nous tromper de combat. Et si le mépris de classe et l’extrême bourgeoisie s’inversaient un instant et étaient à l’opposé de ce que ce livre prétend, c’est-à-dire chez son auteur lui-même ? Je vous laisse en juger. En tout cas, engagez-vous, indignez-vous et militez. Ces mots, tout le monde les comprend dans son quotidien, j’en suis certain.