Groenland, le pays qui n’était pas à vendre (La Martinière) est une fiction d’anticipation très proche qui repose sur une idée simple et scandaleuse — vendre un pays en mondovision — comme on vendrait une entreprise, une concession minière, ou un “actif stratégique”. Dans le roman de Mo Malø, l’obscénité ne se cache même pas, elle s’affiche en direct, se commente, se “like”, s’emballe, et finit par faire du tragique un programme.
Mo Malø imagine une mise aux enchères du Groenland entre États-Unis, Chine, Russie et Danemark, sous l’œil médusé de milliards de spectateurs. Le dispositif a la brutalité des concepts qui collent à l’époque : un compte à rebours, une dramaturgie de plateau, et, pour faire céder l’État, la prise d’otages la plus intime qui soit. Le Premier ministre groenlandais, Frederik Karlsen, doit “donner le départ” des enchères pour sauver sa femme et sa fille. La politique, ici, est ramenée à ce qu’elle devient quand elle est placée au bord du gouffre – non plus l’art du possible, mais l’art du tragique ; arbitrer, trancher, temporiser, perdre du temps pour en gagner, parler pour éviter l’irréparable.
Ce roman court s’ouvre comme un thriller, vite, net, glacé. Et l’on comprend immédiatement pourquoi l’auteur a choisi ce format resserré. Parce que son idée centrale tient de la gifle avec un territoire immense, une population faible en nombre, un sous-sol convoité, une position géostratégique devenue clé à mesure que l’Arctique se transforme. Le Groenland, dans cette fable, est moins un décor qu’un verrou. C’est aussi un miroir, celui de nos fantasmes extractivistes, et de notre manière de croire que tout, y compris une terre, er même un peuple, peut finir en ligne sur un marché.
Au plan narratif, Mo Malø organise sa tension comme une “série en temps réel” par une enchère chronométrée, une scène unique démultipliée par les écrans, des salles de crise, des communications opaques, et cette question qui revient avec insistance : qui orchestre le spectacle ? qui profite du spectacle ? qui, surtout, a les moyens de “mettre un pays à vendre” ? On peut sourire (jaune) devant la précision du mécanisme. La politique se retrouve coincée entre la morale et la survie, tandis que les puissances jouent au poker, feignent la diplomatie, et révèlent très vite la logique véritable — celle des rapports de force.
Ce qui fait souvent la qualité des “polars géopolitiques”, c’est la capacité à produire une double lecture : une lecture de divertissement (le suspense), et une lecture de diagnostic (le monde). Sur ce point, Groenland est efficace. L’auteur n’écrit pas “contre” le plaisir romanesque, il l’utilise comme un vecteur. Il glisse, entre deux accélérations, des repères sur l’histoire de l’île, sur sa relation au Danemark, sur les tensions autour de l’indépendance, et sur cette convoitise qui, au fond, précède les rodomontades de tel ou tel dirigeant. De ce point de vue, le roman a un mérite clair qui est rappeler que le Groenland n’est pas un fantasme blanc pour touristes d’extrême nord, mais un enjeu politique mondial où se croisent souveraineté, ressources et routes maritimes.
On retrouve aussi la marque de Mo Malø qui est une familiarité concrète avec les paysages et une attention à la culture inuit qui évite — la plupart du temps — le folklore de surface. Quand il évoque un peuple “nié, spolié, ridiculisé”, quand il fait sentir le poids des héritages coloniaux, le texte gagne en densité. Le Groenland n’est pas seulement “convoité”, il est aussi abîmé par les discours qui parlent de lui comme d’une chose. Et c’est sans doute l’une des réussites majeures du livre qu’est de rendre sensible, en quelques scènes, la violence symbolique de la marchandisation.
Pour autant, c’est aussi là que la forme courte montre ses limites. Le roman va vite, parfois trop vite, comme s’il craignait de perdre sa pulsation. Certaines pistes — pourtant passionnantes — restent esquissées, notamment la complexité des négociations internationales, les fractures internes d’un pays pris entre désir d’autonomie et dépendances économiques ou, encore, la manière dont les médias et les réseaux sociaux fabriquent une “réalité” concurrente de la réalité politique. On devine des chapitres entiers possibles, par exemple la stratégie danoise, la doctrine américaine en Arctique, l’opportunisme chinois, la tentation russe. Mais le livre choisit la ligne du sprint.
Cette vitesse a une vertu qui est l’adhérence. On tourne les pages parce que le mécanisme est bien huilé, et parce que l’idée même d’une mise aux enchères d’un territoire est narrativement irrésistible. Mais elle a un coût. Au plan psychologique, certains personnages restent davantage des fonctions (l’otage, le décideur, l’enquêtrice, les manipulateurs) que des êtres pleinement dépliés. Le Premier ministre, par exemple, est intéressant dans sa posture d’homme d’État contraint à l’impensable ; pourtant, le roman n’a pas toujours le temps de faire entendre sa complexité intime au-delà de la crise.
La question la plus délicate pour un récit d’anticipation “plausible” est celle du seuil. Jusqu’où pousser l’extrême sans perdre la crédibilité ? La fin pourra ainsi paraître rocambolesque… On comprend le piège : quand on part d’une idée déjà démesurée, il devient difficile de conclure sans surenchère. Le roman peut donner l’impression de choisir l’efficacité au détriment de la vraisemblance. Ce n’est pas forcément un défaut rédhibitoire — la fable assume parfois ses angles — mais c’est un point de friction réel pour qui attend une rigueur quasi documentaire.
Reste la question essentielle : que fait Groenland quand il réussit ? Il réussit quand il fait “froid” sans déployer artificiellement l’horreur ; quand il laisse entendre, en creux, que la modernité médiatique est une machine à transformer la catastrophe en spectacle ; quand il rappelle que la souveraineté est fragile dès lors qu’elle dépend d’intérêts qui la dépassent. Il réussit aussi quand il a l’intelligence de ne pas faire du Groenland un simple symbole. Le territoire résiste, au moins dans la langue, au moins dans l’idée que “nous ne sommes pas à vendre”.
En somme, Groenland, le pays qui n’était pas à vendre est un thriller d’anticipation nerveux, militant au sens noble, très lisible, mais un peu pressé. À l’heure où l’Arctique cesse d’être un “ailleurs” pour devenir un centre, ce roman fonctionne comme un avertissement, une scène-limite qui met notre époque au pied du mur et nous demande, très simplement, ce que nous acceptons de marchandiser.
- Titre : Groenland, le pays qui n’était pas à vendre
- Auteur : Mo Malø
- Éditeur : La Martinière
- Parution : 3 octobre 2025
- Pagination : 192 pages
- Genre : thriller d’anticipation / dystopie géopolitique
