Le MUR de Rennes accueille l’œuvre du Caennais Artiste Ouvrier depuis le 17 février 2024. Reprenant un des tableaux du triptyque Périssoires de Gustave Caillebotte, conservé au musée de Beaux-Arts de Rennes, il croise la finesse de sa découpe à la rapidité et la vivacité de l’action du pochoiriste. Sa technique de double découpe polychrome est à découvrir dans une palette de couleurs qui évoque les saisons. Portrait.
Le Caennais Pierre Dumont est Artiste Ouvrier, et l’invité actuel du MUR de Rennes. Issu du spectacle vivant, il n’a jamais fait de graff en vandale et ne se reconnaît pas dans le street-art. Il trouve celui-ci parfois trop lisse et le premier parfois trop destructeur. « L’artiste peut – doit peut-être – déranger, interroger, provoquer, mais sans détruire ou servir de la soupe », déclare-t-il d’emblée. Mais artiste urbain, il l’est assurément. « J’ai pratiqué les arts de rue au pluriel. »
Sa carrière est jalonnée d’expériences qui reflètent sa curiosité artistique : il a étudié la philosophie, joué de la techno, écrit des pièces, fait des fanzines, vécu en Éthiopie et en Allemagne, monté une compagnie de marionnettes, écrit des scénarios de bandes dessinées… « Mes pochoirs, c’est ce qui faisait halluciner tout le monde, parce que je passais 6 ou 7 couches de couleurs. » C’est dans les années 90 qu’il commence à reprendre au pochoir les grands peintres, comme Gustave Klimt, « plutôt que d’acheter les posters ». « Dans la rue, on voyait les œuvres de Nemo, Jérôme Mesnager et Miss Tic, qui n‘est malheureusement plus là aujourd’hui », se rappelle-t-il. Sa série Muses et hommes peinte dans tout Paris interpelle ce passionné d’histoire de l’art puisqu’elle y reprenait, entre autres, Caravaggio et David. « C’est la première personne à qui j’ai montré mon travail. » Pour autant, quand il participe à une grande exposition au Lavoir Moderne Parisien, il préfère s’envoler à Toulouse rejoindre ses copains à une rave plutôt que d’assister au vernissage.
De retour en France à l’aube du XXIe siècle, après avoir vécu en Afrique de l’Est, c’est sa série Fonds de tiroir, des pièces en bois pochées d’après Klimt inspirées par William Morris, qu’il se fraie une place sur la scène artistique. L’artiste et écrivain britannique lui inspirera aussi son blase, une référence à l’art populaire, au début de l’ère industrielle et à la séparation de la tête et des mains. En posant des œuvres au dos ou à l’intérieur de tiroirs des années 20, il tire les différents tiroirs d’une histoire de l’art qui lui parle et l’attire. Sa première vente lors d’une exposition au restaurant Les 3 Chapeaux à Belleville le lance. Il se met à chiner et intervient sur les murs, mais seulement s’il est invité ou sur des murs semi-légaux. « Je me suis toujours dit qu’à partir du moment où je vendrais mes pochoirs, je ne me ferai pas de la pub illégale », affirme-t-il. Artiste Ouvrier ouvre la voie du pochoirisme professionnel.
« L’art pour moi, c’est l’Alpha et l’Omega. Ça ne comprend pas seulement la créativité, c’est un métier. Ce que je fais, c’est un ouvrage. »
En 2004, il crée Stencil Project, un événement qui réunit de grandes figures du pochoirisme. Parmi elles, Blek le Rat et Jef Aérosol. Mais c’est la manifestation Section Urbaine 2005, qui le lance réellement. 100 tiroirs sont mis en scène par le street-artiste Paella Chimicos, aux côtés de grands noms comme Ernest Pignon-Ernest et Speedy Graphito. Cependant, plus l’ouvrier découpe, moins l’artiste écrit. La reconnaissance dans le milieu s’accompagne de l’arrêt de son écriture au début des années 2000 alors qu’une création en cours avec une compagnie tombe à l’eau. « Mes expositions me permettaient un rapport direct avec le public. Je n’avais plus besoin de producteurs, d’éditeurs. » L’écrivain qui peint devient alors un peintre. « Je me suis toujours interdit de faire des slogans et d’avoir un message politique ou autre, mais il y a énormément de sous texte. »
Ce qui fait l’oeuvre d’Artiste Ouvrier est sa technique de la double découpe polychrome. Elle consiste à utiliser deux pochoirs, voire un seul, et il utilise jusqu’à 48 couleurs. « Je me suis rendu compte qu’avec un seul pochoir, et pas sept, j’arrivais à faire les couleurs et une interprétation de Jan Toorop, un symboliste hollandais avec pleins de détails ». Il tutoie les grands peintres et marque les œuvres dont il s’inspire de son empreinte plastique. « Je suis fidèle à l’esprit de tous ceux qui m’ont précédé », informe-t-il. « Je me place consciemment dans une tradition d’avant-garde du XIXe siècle qui va très loin puisque les préraphaélites ont influencé l’histoire de l’art du XXe siècle aussi. »
Ses œuvres paraissent de prime abord abstraites, des formes colorées qui dansent entre elles. Puis, on constate une profusion de détails, dans l’observation se dessine alors un tableau figuratif. Au fil des ans, Artiste Ouvrier a développé un travail miniaturiste, ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il aime le pointillisme. Il ajoute : « J’aime ce rapport à l’abstraction qu’on retrouve chez Monet, le rapport de lumière et de couleurs. C’est ce qui compte le plus dans son travail alors que ce qu’on voit en premier c’est le détail. » Grand amateur de peinture depuis toujours, on retrouve son amour de la couleur quand il cite le Moyen Âge, la peinture préraphaélite, les impressionnistes, les symbolistes, mais aussi les fauvistes.
Dans la duplication d’un même symbole que permet la pratique du pochoir, on retrouve aussi son attirance pour l’œuvre pop art d’Andy Warhol, une influence dont il parle peu. « J’ai décliné Paolo Uccello 25 fois sur un drap, j’aimais bien le côté pop art et pleins de versions », confie-t-il. « Le public d’art contemporain attache beaucoup d’importance à la notion d’œuvre unique. C’est une œuvre unique dans le sens où mon processus de peinture est autant improvisé, explosif que complexe. » Un même pochoir crée une infinité de variantes : dans la pose, le mouvement, les couleurs ou encore l’humeur de l’artiste.
« Quel que soit le thème, je pense qu’un artiste réalise toujours le même tableau, encore et encore. Au fond, c’est toujours un autoportrait. Le peintre ne fait que se peindre lui-même, mais il se reconnaît dans un coucher de soleil, un travailleur, etc. »
Plus qu’un pochoiriste reconnu, Artiste Ouvrier a formé une école autour de sa technique dès sa rencontre avec Js et 6lex qui lui ont voulu apprendre cette technique pointue. Leur regroupement marque la création de la WCA, la Working Class Artist. Son installation Hambourg (Allemagne) marque l’occasion d’accueillir de nouveaux artistes, dont Jana (future membre de JanaundJs) et de se renommer WCA-ASA pour « Altona Stencil Art ». Le peintre a transmis son savoir en collectif pour que chacun développe son style individuel en se l’appropriant.
Pour la première fois à Rennes, A. O. reproduit son style miniaturiste en grand format en reprenant le triptyque Périssoires de Gustave Caillebotte, conservé au musée des Beaux-Arts de Rennes. Un artiste qui ne lui est pas indifférent, puisqu’avec Les Raboteurs de parquet ces tableaux font partie de ceux qui ont marqué sa carrière et qu’il a souvent repris.
Il reprend un des trois tableaux en miroir. Sa production crée un pont entre la finesse et la précision de ses découpes, proches de la dentelle, et sa vivacité dans l’action de peindre, « comme une brute ». Il se nourrit des tâches, des projections et laisse vivre ces imprévus picturaux, même s’il les maîtrise, car ils sont la preuve d’un travail à la main tant cher à l’artiste. Les lais de pochoirs apparaissent également et revendiquent les transitions un peu abruptes entre les trois tableaux. De même, les spirales réalisées à la main sont la réponse qu’il a choisi face aux bosses présentes sur la façade à cause d’une réaction chimique. Artiste Ouvrier s’est servi de ce relief pour marquer des points chromatiques. « J’ai essayé de ne pas saturer le fond pour laisser un espace de liberté et permettre à l’œil d’entrer dans l’œuvre », précise-t-il. Il fait chanter les couleurs par-dessus un fond ocre et évoque les transitions saisonnières avec les couleurs. « Il y a trois modus operandi distincts qui permettent une évolution stylistique. »
« Comme dans le spectacle vivant, ce qui m’intéresse, c’est comment le spectateur va se raconter sa propre histoire. »
Novembre 2024 marquera son grand retour à l’écriture. Artiste Ouvrier sortira un livre sur lequel il travaille depuis trois ans édité par la Galerie Brugier-Rigail : Le Tour du monde en 48 ans, en 48 sonnets, « en alexandrin, ma spécialité jadis », précise-t-il. « J’aime le rapport avec tous les arts. Pour moi, la peinture de rue n’est pas isolée de l’histoire de la peinture et la peinture elle-même n’est pas séparée de l’écriture. Il existe des correspondances. »
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