L’artiste Tarek Ben Yakhlef, alias Tarek, a fait le MUR de Rennes, 34 rue Vasselot. Présent dans le milieu du graff depuis les années 80, l’homme qui se cache derrière ses masques picturaux aux multiples références a eu mille vies, entre écriture et peinture. Vibrants et vivants, ses totems poussent à la réflexion sur l’être et le paraître dans une société d’illusion…
C’est dans l’une des rues les plus animées de Rennes, rue Vasselot, que nous retrouvons le Rennais Tarek Ben Yakhlef. Face à nous, sa dernière création : trois totems nous surplombent dans toute leur monumentalité. Street-artiste, historien, auteur, photographe, scénariste de bande dessinée, peintre, etc. les pratiques de l’artiste sont légion, mais toutes se rejoignent et s’enrichissent les unes et les autres. Lui compare sa carrière à un mille-feuille, des couches successives qui ne forment qu’une seule passion, celle d’écrire des histoires. L’histoire qu’il narre sur le MUR de Rennes prend des couleurs automnales. Enfants et adultes auront une lecture différente, mais son souhaite est que l’œuvre est accessible au plus grand nombre, de 7 à 77 ans.
« Les dernières fois où j’ai été interpellé en peignant à Paris, les flics étaient assez jeunes et ont pris des photos, ils trouvaient ça beau. » La répression envers les artistes de rue n’est plus la même qu’aux débuts de Tarek Ben Yakhlef, en 1986. Aux États-Unis, des galeries présentaient les premières expositions d’art urbain, mais en France les graffeurs n’étaient encore considérés que comme des voyous. C’est dans cette ambiance que l’adolescent découvre les graffitis qui colorent les bâtiments ternes de la petite ceinture parisienne. « L’art n’était pas vraiment quelque chose qui m’intéressait, par contre, la bande dessinée et le dessin oui », raconte-t-il. La même année, il découvre les tags et les lettrages des métros londoniens et saute alors le pas. « Je dessinais déjà beaucoup, mais je ne voyais pas encore le graffiti comme de l’art », plus comme un jeu entre copains. Les magazines Subway art et Spray and Art l’inspirent : il recopie les lettrages sur des vêtements, des cahiers, etc., mais ne les reproduit pas sur les murs. « Les bombes coûtaient cher et je n’avais pas envie d’aller voler des bombes. »
C’est à partir de 1987, avec l’écriture du livre Paris Tonkar premier livre d’art publié en Europe consacré au graffiti à Paris réalisé en collaboration avec Sylvain, que lui vient l’envie de développer réellement un style. Sa rencontre avec les pionniers comme JohnOne, BBC ou Méo, « du freestyle, ce que j’aimais », change sa perception du graffiti. « Ils ont commencé trois ou quatre ans avant moi seulement, mais ils étaient déjà dans une autre logique. Quand tu es au début de quelque chose, tu es au début de toutes ses choses, de tout ce qui va être généré par ton action. » Dorénavant, dans les formes colorées qui jaillissent sur les murs, il y voit de l’art.
« Je faisais du sport quotidiennement à cette époque, le graff me permettait de voir autre chose », se souvient l’artiste dont les aptitudes sportives l’ont grandement aidé pendant les courses poursuites avec la police. Ce qui n’était qu’un défouloir bon à faire grimper l’adrénaline prend une autre tournure dans les années 90. « J’ai commencé à intégrer ça comme une des palettes de l’art quand j’ai commencé à peindre sur toile. » Parallèlement aux murs qu’il peint, dans des endroits pas forcément autorisés, il réalise ses premières toiles. Celles-ci seront exposées dans une galerie en 1992, dans le cadre de la grande exposition Paris Graffiti à l’espace Chapon à Paris. Tarek arrive naturellement dans une création légale en collaborant avec des MJC et autres structures.
Aujourd’hui habité par une multiplicité de masques, son travail retranscrit à bien des égards sa passion pour l’Histoire qu’il a étudiée en tant que médiéviste à l’université de la Sorbonne. Mais aussi pour l’histoire de l’art qu’il a découvert grâce à l’univers du graffiti et à laquelle il fait parfois référence dans ses œuvres, à l’instar des soupes Campbell d’Andy Warhol. « Ça ne me serait pas venu à l’idée de faire de l’histoire de l’art si je n’avais pas écrit Paris Tonkar et fait du graffiti. » Quelques années après la publication de Paris Tonkar, Tarek commence des études en histoire de l’art, une belle manière d’échapper aussi au service militaire. « Il fallait poursuivre son cursus et entreprendre de nouvelles études », précise l’artiste. Avec sa pratique et ses écrits, il a accompagné ce mouvement en plein développement. « C’est un art qui évolue encore et la meilleure manière de l’appréhender, c’est de le pratiquer aussi quand on est théoricien. »
Après une pause de dix ans, durant laquelle il se consacre à la bd en tant que scénariste, il revient à l’art urbain. « Entre 1992 et 2003, il s’est passé beaucoup de choses dans ce milieu. L’état a été violent contre ceux qui le pratiquaient donc il y a eu une violence en interne et vis-à-vis des autres », explique-t-il en citant le témoignage sous forme de livre de Karim Boukercha, Descente interdite. Durant cette période, il continue néanmoins à photographier les graffitis des pays qu’il visite. « Je suis un archiviste dans l’âme. »
« Écrire fait partie de mon ADN. J’ai toujours voulu faire de l’histoire et écrire des histoires. »
De retour dans l’espace public, ses masques ne cessent de dessiner une réflexion intérieure aussi bien artistique que philosophique. « Le masque intègre la question de l’être et le paraître. On est dans un monde où être soi-même est de plus en plus difficile, car c’est un monde d’illusion. » Travailler sur le masque oblige à comprendre l’utilité de ce dernier dans les sociétés primitives, classiques, modernes et postmodernes, mais aussi à comprendre ce qu’il signifie métaphoriquement aujourd’hui. Pendant longtemps, il était un objet matériel que peu de personnes portaient, lié à des rites ou un statut, mais « maintenant, plus personne n’en porte et pourtant il est omniprésent », analyse-t-il. « C’est ce qui m’amuse. Quand tu arrives à lire au-delà du masque, tu perces les gens. » Ses nombreuses visites dans les musées des beaux-arts et d’arts premiers sont une source d’inspiration différente. Il explique : « Les peintres m’apportent dans la technique, leurs toiles nourrissent mon imaginaire », souligne-t-il en citant Pablo Picasso, peintre des arts premiers, et Henri Matisse, peintre de l’illusion. « Ça ne se retrouve pas forcément dans mon travail, mais dans ma capacité à progresser. »
Qu’il s’agisse de toiles, de murs, de livres, voire de bombes aérosols ou de billets, tous les médiums qu’utilise Tarek lui permettent de toucher différents publics par des portes d’entrée différentes. « Des mots disent des choses que l’image dit autrement. Si on veut marquer les gens, il faut toucher une partie de leur intériorité sans qu’ils s’en rendent compte. » Tel est son objectif avec sa nouvelle création sur le MUR de Rennes.
Lieu de passage par excellence à Rennes, la rue Vasselot offre une entrée dans la vieille ville. Le paysage urbain change, les colombages font partie de la mémoire de la ville. Si on y pénètre par cette voie, le MUR peut échapper à un œil averti, il ne sera découvert qu’en repartant…
Trois masques monumentaux de teintes automnales, « des couleurs aux vibrations qui touchent les gens », s’adressent aux passants et passantes avec plusieurs niveaux de lecture afin d’interpeller tous les publics , de 7 à 77 ans : le premier s’adresse aux enfants, le second pousse à la réflexion, quant au troisième, il porte le titre de l’oeuvre “Vincit omnia veritas”, “la vérité finit toujours par triompher” en français. « Dans ce monde de mensonges dans lequel nous vivons, quand on fait les choses avec le cœur, on finit toujours par triompher », conclut Tarek Ben Yakhlef.
L’artiste a récemment publié un livre Entretien à l’atelier aux éditions Tartamundo, disponible à la vente en ligne.
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