À une dizaine de kilomètres à l’ouest de l’Île de Sein, sous neuf mètres d’eau et dans l’un des secteurs les plus tourmentés du littoral breton, une structure monumentale vient d’entrer dans le champ de la recherche archéologique. Long d’environ 120 mètres, large d’une vingtaine de mètres, hérissé de 62 monolithes dressés, ce mur de pierre immergé pourrait dater de la fin du Mésolithique, il y a près de 7 000 à 8 000 ans. Une découverte exceptionnelle qui éclaire d’un jour nouveau les sociétés littorales préhistoriques — sans céder aux sirènes du sensationnalisme.
L’histoire commence en mai 2022, presque par hasard. Alors qu’ils reviennent d’une plongée près du phare d’Ar-Men, des membres de la Société d’archéologie et de mémoire maritime (SAMM) décident d’exploiter l’air restant dans leurs bouteilles pour une seconde immersion, non loin de l’Île de Sein. Sous leurs yeux apparaît une longue barre de pierre, étonnamment rectiligne, couverte d’algues mais tranchant nettement avec le fond sableux environnant.
Cette plongée n’est pourtant pas totalement fortuite. Le géologue Yves Fouquet, ancien chercheur à l’Ifremer, avait repéré sur les cartes bathymétriques issues du programme Litto3D — basées sur des relevés lidar aéroportés — une anomalie frappante : une ligne de 120 mètres qui barre une vallée sous-marine, dans le secteur de Toul ar Fot. Trop régulière pour être naturelle, cette structure méritait une vérification in situ.
La chaussée de Sein est un environnement redoutable. Les courants y atteignent jusqu’à sept nœuds, les fenêtres de plongée sont brèves, et seules des équipes très expérimentées peuvent y intervenir, à l’étale d’une marée de morte-eau et par conditions météorologiques idéales. C’est dans ce contexte que les archéologues sous-marins de la SAMM, forts de milliers d’heures de plongée, ont progressivement dégagé et documenté la structure.
Les campagnes menées en 2022 et 2023, avec l’autorisation du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm), révèlent l’ampleur du site : un mur construit à sec, composé de blocs de granite, dont certains atteignent deux tonnes, surmonté de pierres dressées alignées selon deux lignes parallèles. La masse totale est estimée à environ 3 300 tonnes. Rien, ici, n’évoque un amoncellement naturel.
L’âge avancé de la structure — entre 7 000 et 8 000 ans — repose pour l’instant sur une estimation indirecte, fondée sur la profondeur actuelle du mur et sur les reconstructions du niveau marin ancien. À la fin du Mésolithique, le niveau de la mer était environ sept mètres plus bas qu’aujourd’hui : l’Île de Sein formait alors un territoire bien plus vaste, jusqu’à quatorze fois sa surface actuelle.
Cette approche géomorphologique est classique et recevable, mais les chercheurs le soulignent eux-mêmes : elle devra être consolidée par des méthodes de datation directe, notamment par luminescence sur les grains de quartz, actuellement en cours de développement pour les contextes marins. Des sondages ciblés pourraient également permettre de découvrir des restes organiques ou des traces d’exploitation.
La fonction exacte du mur reste ouverte. Deux hypothèses principales sont discutées par les chercheurs. Pour certains, il pourrait s’agir d’une digue ou d’un ouvrage de protection contre la houle et les tempêtes, construit dans un contexte de montée progressive du niveau de la mer. Pour d’autres, notamment des archéologues spécialistes des littoraux, il s’agirait plutôt d’un vaste barrage à poissons, destiné à piéger la faune marine à marée descendante.
Des pêcheries anciennes sont bien connues en Bretagne, parfois très anciennes elles aussi, mais aucune n’atteint une telle monumentalité. La présence de structures voisines plus modestes renforce l’idée d’un aménagement complexe, pensé à l’échelle d’un territoire et exploité sur plusieurs générations.
Qu’il s’agisse d’une digue ou d’une pêcherie, l’ampleur du chantier implique une organisation sociale élaborée. Transporter, agencer et dresser des blocs de plusieurs tonnes suppose une main-d’œuvre nombreuse, coordonnée, et une connaissance fine du milieu marin. Cette construction n’est pas l’œuvre d’un petit groupe nomade, mais celle d’une société de chasseurs-cueilleurs sédentarisés, ou de communautés néolithiques précoces arrivées dans la région autour de 5000 avant notre ère.
Les chercheurs soulignent d’ailleurs la continuité possible des savoir-faire : quelques siècles après la construction supposée du mur de Sein, le mégalithisme s’épanouit en Bretagne sud, à Carnac et Locmariaquer. Sans établir de lien direct, l’hypothèse d’échanges techniques et symboliques entre les derniers chasseurs-cueilleurs et les premiers agriculteurs n’est plus marginale.
La découverte a naturellement ravivé l’imaginaire de la cité d’Ys, ville légendaire engloutie par la mer selon la tradition bretonne. Les chercheurs restent très clairs : il ne s’agit en aucun cas de “prouver” l’existence d’Ys. En revanche, de nombreuses études montrent que des événements environnementaux majeurs — submersions rapides, abandons forcés de territoires — peuvent s’inscrire durablement dans la mémoire collective et nourrir des récits transmis sur des millénaires.
À ce titre, le mur de Toul ar Fot ne valide pas un mythe, mais il rappelle que les légendes naissent souvent d’expériences réelles, transfigurées par le temps et le récit.
Loin de clore une énigme, cette découverte ouvre un vaste champ de recherches. Sondages stratigraphiques, datations directes, analyses comparatives avec d’autres structures littorales européennes : les prochaines années seront décisives pour comprendre pleinement la fonction, la chronologie et le contexte humain de cet ouvrage hors norme.
Doucement enthousiaste, la communauté scientifique avance ici avec méthode. Et c’est précisément cette lenteur rigoureuse — loin des annonces tapageuses — qui fait toute la valeur de ce mur sous-marin, désormais considéré comme la plus grande construction préhistorique immergée connue à ce jour en France.